« La Jeunesse du Monde », Bruno de Stabenrath et la vie fracassée des fils Malraux
Un roman d’espionnage et d’amour, une biographie romancée, une plongée dans le dessous des cartes d’une histoire de la France et du monde du début des années 1960 ? Ou tout simplement une « madeleine de Proust » très française, la nostalgie d’un temps à la fois proche et lointain, où tout n’était pas rose bonbon ? La Jeunesse du Monde de Bruno de Stabenrath, c’est tout cela à la fois.
Ce roman c’est l’histoire inspirée de la mort tragique des deux fils d’André Malraux, le très médiatique Ministre des Affaires culturelles du général de Gaulle, Vincent, 18 ans, et Gauthier, 20 ans, morts ensemble dans le terrible accident de leur Alfa Romeo Giuletta Sprint bleu, le 23 mai 1961. Partant de ce fait divers tragique qui défraya la chronique en son temps en raison de la personnalité du père des deux victimes, mais qui finalement n’est apparemment qu’un terrible drame de la route comme il y en a tant d’autres, Bruno de Stabenrath a tenté d’en savoir plus et d’aller voir au-delà des apparences.
André Malraux (1901-1976) par Yousuf Karsh en 1954 © Domaine public
L’époque est très agitée en France. Il y a au même moment la visite du président américain JFK à Paris accompagné de sa charmante épouse Jackie Kennedy, la défection du grand danseur soviétique Rudolf Noureev qui échappe à la surveillance de ses gardiens pour passer à l’Ouest lors de la tournée du Kirov en France, et les tentatives d’assassinat du président français par les défenseurs de l’Algérie française. CIA, KGB, OAS, services français, tout est en place pour un cocktail explosif !
Les deux fils d’André Malraux morts en 1961 dans l’accident de leur automobile © Denoël / Pool Baron / Gaillarde
« Vivre vite, mourir jeune, faire un beau cadavre. » James Dean
Les enfants de Malraux ont des facilités matérielles, mais leur père est distant, mégalomane, mythomane, amoureux de la bouteille, préoccupé par sa carrière et son destin. L’aîné, Gauthier, est calme, pondéré, réfléchi, étudiant à Sciences-Po, dans une relation stable. Vincent est davantage un écorché vif qui essaie de passer son bac dans une école privée en Suisse. Il est un bâtard de Malraux et porte le nom de sa mère, décédée de manière tragique sous ses yeux d’enfant en passant sous un train. Son amoureuse d’origine argentine, Fabiola Guzman, est une jeune femme de vingt-et-un ans qui a hérité de son père décédé (on meurt beaucoup dans ce roman, comme dans la vie) et qui est passionnée de mode et d’opéra. C’est ainsi qu’elle rencontrera le fabuleux danseur russe Noureev et l’aidera pour son passage à l’Ouest.
Le couple Kennedy accueilli à Paris par le général de Gaulle en 1961 © Domaine public
On voit défiler dans ce livre le Paris de l’époque avec tous ses lieux mythiques comme Les Deux Magots, La Coupole, La Closerie des Lilas, Le Flore, Le Moulin Rouge, Le Lido, la brasserie Lipp. On voyage de Saint-Germain à Port-Cros, en passant par l’Élysée ou Saint-Tropez. Stabenrath réussit à ressusciter l’atmosphère du temps, même les vielles marques commerciales refont surface. On vit bien et vite, les cheveux au vent. On vit aussi à fond car la mort rôde. Les maladies, les accidents, et puis la guerre d’Algérie qui hante la jeunesse française de l’époque, divisée entre ceux qui veulent qu’elle reste française, et les autres.
Jane Fonda au Café de Flore, Paris 1961 © photo Willy Rizzo
L’Organisation de l’Armée Secrète, l’OAS, veut assassiner de Gaulle, alias Cyclope, pour l’empêcher de livrer l’Algérie aux Soviets. La CIA voit ce complot d’un œil bienveillant car elle ne veut surtout pas que ce grand pays africain tombe dans l’escarcelle de Moscou avec les richesses de son sous-sol. Serge d’Orzabal, un jeune officier membre de la section Delta de l’OAS, chargée des opérations « homo », les homicides, approche le jeune Vincent pour s’en servir, justement parce qu’il est le fils de Malraux, et donc protégé des curiosités de la police. Manipulations, mensonges, couvertures, La Jeunesse du Monde est aussi un roman d’espionnage.
Le général Salan (1899-1984), chef de l’OAS, en 1958, et le danseur légendaire Rudolf Noureev (1938-1993), en 1961 au moment de sa fuite en Occident © Domaine public
« Qu’est-ce qu’un quatuor à cordes ? Un orchestre symphonique au retour d’une tournée. » Blague soviétique.
On s’amuse aussi. Vincent se retrouve à conduire la magnifique Morgan de Serge d’Orzabal, dans une scène qui n’est pas sans rappeler la scène finale du film L’Affaire Thomas Crown, dans laquelle les voleurs dépistent la police en s’habillant tous pareils, coiffés d’un chapeau melon à la Magritte : « Quand on est arrivés en haut des Champs-Élysées, figure-toi que des patrouilles de flics se pointaient, des motards et des Citroën ID 19 pie… Et là, on les a tous embrouillés, les poulets. Toutes les Morgan se sont mises à tourner sur la place de l’Étoile et ensuite, chacune des bagnoles s’est barrée dans une direction différente, en prenant une des douze avenues partant de l’Arc de triomphe. Les flics étaient paumés, il y avait trop de Morgan à rattraper. »
André Malraux posant devant des poupées « Kachina » (des Indiens Hopis au Nouveau-Mexique) ramenées pour ses fils Vincent et Gauthier et son neveu Alain qui l’entourent © DR
L’accident de voiture qui arrêta net l’avenir prometteur des deux fils de Malraux fait partie d’une série noire, comme celui qui faucha la vie d’Albert Camus et que Stabenrath rappelle : «Camus, un mois plus tard, se tapait contre un arbre, passager d’une Facel Vega HK 500. Il venait de fêter ses quarante-six ans, et s’endormait pour toujours dans un linceul de tôles froissées. Sale époque pour les poètes ! » Cet accident survenu le 4 janvier 1960 coûta aussi la vie à Michel Gallimard, le neveu de l’éditeur Gaston Gallimard. Bruno de Stabenrath a lui aussi été victime d’un accident de voiture à la suite duquel il est devenu tétraplégique.
Brigitte Bardot en 1961 © DR
« Viens mon aimé, objet de mes tourments ! Quittons ce monde, il n’est pas fait pour nous. » Bruno de Stabenrath
Bruno de Stabenrath, de la jet-set à la foi
Pour ceux, rares, qui ne connaissent pas l’auteur de ce roman passionnant, je laisse la parole à Thierry Ardisson qui le présente lors d’une de ses émissions. Il le recevait à l’occasion de la sortie de son histoire personnelle, Cavalcade, en 2001 : « Vous êtes né en 1961 à Pau, issu d’une lignée de militaires prussiens, votre père était colonel dans l’armée, votre mère était pianiste de jazz, vous êtes le deuxième de sept enfants. À quinze ans vous vous dirigez vers le théâtre, la musique, vous allez au conservatoire à Saint-Germain-en-Laye, et vous êtes repéré par Truffaut, tout comme Dussolier, et vous jouez dans L’Argent de Poche : c’est vous qui déclamez l’avare devant le tableau noir. Ensuite vous jouez dans un certain nombre de films, L’Hôtel de la Plage, La Banquière, La Nuit de Varennes de Scola.
Bruno de Stabenrath © Le Parisien / Olivier Corsan
La musique a beaucoup d’importance dans votre vie. Vous créez un groupe qui s’appelle Borsalino, avec le Grand Orchestre du Splendide. Vous faites de la musique dans les soirées jet-set, vous écrivez des scénarios pour des sitcoms. Vous passez votre temps dans les boîtes, Castel, Régine, vous faites partie du Caca’s Club avec Beigbeder et Édouard Baer. Vous dites : je savais que je réussirai. En 96 vous faites un film avec Olivier Sitruk, c’est l’histoire d’un ancien musicien tombé dans la drogue, qui meurt dans un accident de voiture. Et c’est un petit peu ce qui vous arrive d’une certaine façon un mois après, le 17 mars 1996. Vous ne mourrez pas. Est-ce que vous auriez préféré mourir ? _ Non, pas maintenant. »
La Jeunesse du Monde © éditions Denoël
« Le bon Dieu ne t’envoie pas d’épreuves que tu ne sois capable de surmonter. » Bruno de Stabenrath
Bruno de Stabenrath se livre alors sur son attachement à la religion. « Et puis il y a la foi, la prière chaque soir, la messe du dimanche. Cela a commencé par une rencontre à Garches d’un moine qui s’était trompé de porte, de chambre. Je me suis dit : il vient faire le service après-vente. On a parlé de plein de choses, de philosophie, de littérature, de rock. J’avais eu une éducation catholique mais je l’avais enterrée profond. J’avais une petite idée de la spiritualité, mais je sais que je ne serai jamais revenu à la foi si je n’avais pas rencontré ce frère. Il est un Frère de Saint-Jean. La messe est maintenant un moment extraordinaire pour moi, un moment de sérénité, de paix intérieure. C’est très difficile à expliquer, c’est très intime, comme une rencontre amoureuse. Je ne peux même pas l’expliquer à moi-même, sauf que je sais que c’est une certitude. »
La Jeunesse du Monde, Bruno de Stabenrath, éditions Denoël, 480 pages, 23 €.
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