Du 1er au 22 juin, une exposition gratuite au sous-sol du magasin bruxellois de disques et livres d’occasion We Insist ! nous permet un petit voyage dans les premiers temps de la pochette de disque illustrée.

We Insist ! (306 rue Haute) est un salut à un album homonyme du grand batteur de jazz Max Roach (1960). Cette exposition est le fruit des recherches et de la passion du grand spécialiste belge Christian Van den Broeck, qui exhume et met en valeur d’innombrables raretés à la grande valeur historique.

L’exposition est assez exiguë mais concentre des foules de belles pièces sur un espace réduit. Cela nous permet, en moins d’une heure, de découvrir de nombreux aspects de l’histoire de la pochette.

On considère que l’ère de la pochette d’album (33 tours) illustrée débute en 1938 avec le fameux graphiste américain Alex Steinweiss, le premier directeur artistique pour le visuel de la grande firme américaine -et internationale -Columbia.On peut voir un coffret 78 tours de musique classique, avec une pochette illustrée par Steinweiss : Two Nocturnes by Debussy.

Mais si ce graphiste est considéré comme le pionnier de la pochette illustrée, avec une dimension artistique, il y eut de nombreux précédents…y compris chez la branche française de Columbia !

Dès 1932, un peintre, dessinateur, affichiste (etc.) du nom d’André Girard dessine des pochettes pour Columbia France.

Mais la pochette la plus ancienne visible à cette exposition semble avoir échappé à tous les historiques, à tous les référencements. Il s’agit d’un 78 tours français :pour les plus jeunes, il s’agit d’un disque tournant à 78 tours/minute, avec une forte dynamique. 

Il précède le disque microsillon, avec une couche de gomme-laque noire et on le joue sur des gramophones mécaniques. On peut voir un enregistrement de…La Garde républicaine de Paris !

Sous le titre générique Chants patriotiques et chansons de route ( !). Une grande photo de la troupe orne la pochette…qui date de 1910 ! Mais il s’agit d’une curiosité avant tout.

Totalement introuvable et insoupçonnée néanmoins.

La pochette, reflet d’une société

Un des aspects les plus intéressants de cette exposition consiste à montrer les pratiques du monde du disque de la première moitié du siècle.

En fait, les grands jazzmen noirs enregistrant sur de grands labels de disques…ne pouvaient apparaître en photo sur les pochettes !

Motif : ces disques auraient été boycottés par tous les magasins de disques et points de vente du sud des États -Unis.

Mais les labels indépendants de musique noire, eux, montraient sur les pochettes les artistes dont les œuvres se vendaient surtout dans des magasins destinés à la clientèle noire.

C’est d’ailleurs en se mettant à fréquenter ce genre d’endroits, pour eux sulfureux et donc excitants, que de jeunes teenagers blancs ont commencé à se passionner pour les maîtres du rhythm and blues noirs, visibles sur des pochettes d’albums ou non.

Et c’est ainsi -notamment -que les barrières raciales commencèrent à subir de furieux et bienfaisants assauts de la grande vague libératrice du Rock and Roll !

Les Blancs tenant le haut du pavé, mais de très grandes stars noires purent malgré tout bénéficier de ce qu’on appelle le cross over (s’adresser aux publics tant blanc que noir) : Fats Domino, Chuck Berry, Little Richard et consorts.

Mais c’est une autre histoire.

Pour en revenir aux pochettes de l’expo, on voit bien le grand créateur du be bop Charlie Parker sur un album du label Dial, spécialisé en musique noire.

Mais le plus souvent, les artistes de jazz noirs étaient dessinés sur les pochettes : ce qui était toléré par les cerbères du racisme et de la ségrégation. On y voit par exemple un album avec un dessin du grand chanteur-pianiste Fats Waller et un autre de la mythique Billie Holiday. 

Photo Paul De Bruycker

Pour ne citer que deux exemples parmi bien d’autres. Parmi les nombreux créateurs de pochettes, figure bien entendu un de ceux le plus apprécié des amateurs : David Stone Martin.

Donc de détestables diktats racistes empêchaient des pochettes simplement photographiques pour les Noirs-seulement pour les grandes firmes de disques – jusqu’à peu près la fin des années cinquante.

Mais cette injustice totale, paradoxalement, a obligé la verve créatrice de grands dessinateurs de se déployer. Un exemple : la magnifique pochette (de Stone Martin) du merveilleux disque Count Basie Swings Joe Williams Swings.

Les deux cadors absolus du jazz sont dessinés à cause de ces préjudices.

Mais finalement, de ce grand mal qui entache à jamais l’histoire des States, est née parfois une créativité, une invention graphique exceptionnelle.

Vous aurez votre avis mais il me semble que cette pochette dessinée, pour de très mauvaises raisons, est en fait une pure splendeur !

Carrément une petite œuvre d’art… De l’art populaire, certes, mais de très haut niveau.

Et la Belgique !

Un segment important de l’expo de Christian Van den Broek est dévolu à un très grand dessinateur et graphiste belge : Peter De Greef.

Originaire d’Anderlecht, il fut des années vingt à cinquante un dessinateur, illustrateur et affichiste exceptionnellement talentueux et productif.

Christian Van den Broeck lui a consacré un livre magnifique en 2012 Who Is Peter De Greef (éditions Belgatone) et l’artiste méconnu fit l’objet de plusieurs expos belges suite à la sortie de ce livre.

De Greef a illustré de nombreuses partitions musicales. Mais en travaillant à l’atelier publicitaire Ordo, De Greef, sous l’impulsion de son patron amoureux de jazz comme son collaborateur -une belle équipe ! -lui proposa une tâche inhabituelle.

De 1942 à 1948, avec deux collègues : Roger Govaerts et un certain Paul, il réalise des prototypes. Des illustrations uniques, à défaut de pochettes illustrées inexistantes.

Certaines de ces pièces uniques au monde sont exposées chez We Insist !. Notamment une du cornettiste de jazz Rex Stewart, et pour son titre I Know That You Know, on y voit…l’autographe du mythique Django Reinhardt (qui joue sur ce titre) !

En ce qui concerne De Greef, on peut voir une série de 45 tours illustrés par lui.

Suite à son travail chez Ordo et sa renommée d’illustrateur et affichiste, De Greef est donc devenu un pionnier de la pochette de disque dans notre pays.

Photo Paul De Bruycker

Et quelques autres

L’expo ratisse large puisqu’on y voit quelques réalisations d’un pionnier japonais du genre : Fukiya Koji qui commence à œuvrer dans ce secteur dès 1938, comme Steinweiss aux States ! Et des pochettes du grand affichiste Paul Colin, du peintre fou Salvador Dali

Retour aux États-Unis et on se rapproche dans le temps…

La pochette mythique par Andy Warhol du premier album du Velvet Underground, Peel Slowly and See

Mais avec le seul nom de Warhol sur la pochette, avec la si fameuse banane ! Et le groupe visible et nommé seulement au verso de l’album totalement iconique… Une conception totalement inédite à l’époque, et pour le moins un peu mégalo de la part de Warhol !

BD et Robert Crumb

On mentionne pour la fin deux albums illustrés en bande dessinée par l’Américain Robert Crumb : le plus fameux, Cheap Thrills, le dernier album de Big Brother and the Holding Company (1968) avec Janis Joplin au chant.

Photo Paul De Bruycker

Et une compilation de morceaux d’une star des années vingt et trente, qui fut également une voix de films de Disney, un acteur etc. : un certain Cliff Edwards qui se fit connaître en tant que Ukulele Ike, vu son instrument de prédilection ! 

Et qui créa en 1929, avec un grand succès, un titre qui devint ensuite un des plus grands standards de tous les temps : Singin’ In The Rain !

Et aujourd’hui

Même si la musique dématérialisée tient le haut du pavé, si les ventes d’albums ne constituent qu’une part devenue mineure de l’industrie de la musique, le disque microsillon et son écrin indispensable ne disparaît pas.

On le croyait voué aux oubliettes à l’arrivée du CD en 1981… Cet objet miniature, plastifié, où l’art de la pochette est réduit à la portion congrue, miniaturisé…

Idem pour les livrets, petits et qui au format 33 tours-dans des éditions de luxe -sont parfois somptueux. Les éditions limitées en vinyle d’innombrables productions contemporaines pullulent…et sont chères. Les belles rééditions en vinyle constituent un marché de niche, certes, mais fort actif. Les livres et expositions consacrées à l’art maintenant centenaire de la pochette de disque n’ont cessé de se succéder depuis pas mal d’années.

Une expo comme La pochette de disque. Un art à part apporte un angle original et des éléments peu voire jamais explorés auparavant.

Et le talent, l’inventivité, la verve qui se dégagent de ces documents-produits d’appel pour tant de musiques, ne cesseront jamais de plaire, de surprendre et de captiver !

Alors à deux pas du Marché aux Puces, une petite visite chez We Insist ! ne peut que faire plaisir voire passionner.

Et c’est moi qui insiste… !

Coup de chapeau à Christian Van den Broeck et ses décennies de passion agissante et créative.