Une femme installée dans un fauteuil mauve domine le parvis du centre Georges Pompidou le regard perdu dans le vague. Il s’agit d’Irène Peslikis, artiste féministe, modèle d’Alice Neel dont le portrait est à l’affiche d’une exposition phare de cet automne consacrée à l’artiste américaine. Des regards, on en croisera beaucoup dans l’espace où sont accrochées ses toiles organisées autour de deux thématiques : la lutte des classes et la lutte des sexes déclinées dans différentes sections regroupant des œuvres de la fin des années 20 jusqu’à sa mort en 1984.

Un regard réaliste

           Carmen and Judy, 1972, Portrait d’une mère haïtienne et de son nourrisson handicapé

Alice Neel est à la mode depuis que le Metropolitan Museum a organisé l’année dernière une rétrospective de son œuvre qui a remporté un immense succès. D’autres expositions lui avaient été consacrées en 1974 au Whitney Museum et en 1981 à Moscou de son vivant et une rétrospective s’était tenue à Arles en 2017. Il était temps néanmoins de donner à cette artiste majeure du XXe siècle la place qu’elle méritait dans une exposition qui lui est entièrement vouée dans ce haut lieu parisien de l’art moderne qu’est « Beaubourg ».

Elle partait il est vrai avec deux gros handicaps, d’abord le genre, peu de femmes ont réussi jusque – là à se frayer un chemin dans le monde de l’art, majoritairement masculin ; ensuite, son style, difficile d’imposer une production réaliste et figurative dans le contexte abstrait des années cinquante. Or Alice Neel n’aimait pas l’abstraction, déshumanisée et destructrice selon ses dires ; son but était de représenter l’humanité telle qu’elle est, sans filtre d’aucune sorte, si possible dans sa vérité la plus crue, sans tabou.

Andy Wharol, 1970, Portrait de l’artiste deux ans après une tentative d’assassinat dont il porte les stigmates.
 

Elle a peint toutes les victimes de la société américaine dès les années vingt et les corps dans tous leurs états. Hantée par la question de la maternité, elle réalise plusieurs nus sans concession. Pas d’idéalisation chez Alice Neel, pas de sublimation des courbes ; hommes et femmes affichent les stigmates des maladies, des grossesses et des années de labeur.

Les modèles regardent le peintre et nous interpellent, qu’ils soient célèbres comme Andy Warhol (dont les yeux sont d’ailleurs fermés et les mains jointes comme dans une prière) ou inconnus comme la mère et les enfants de The Spanish family ». Tous expriment une souffrance intemporelle.

Un regard empathique

Etudiante à la Philadelphia School of Design for Women, Alicia Neel se distingue en cours de portrait. Elle réfutera d’ailleurs le terme par la suite pour utiliser l’expression « pictures of people » (littéralement : « images de gens »). Elle rencontre un peintre cubain, Carlos Enriquez Gomez pendant une université d’été, l’épouse et le suit à La Havane où elle découvre la misère des bidonvilles. Encouragée par ce mari pourtant issu d’une famille de riches planteurs, elle peint les déshérités. Le couple qui dérange la famille de notables établis et respectés se voit alors contraint de quitter Cuba. Ils s’installent dans le Bronx à New-York avec leur petite Santillana qui succombe à la diphtérie dans sa première année.

Alice Neel, Peggy, vers 1949
« En 1943, quand je vivais à Spanish Harlem, j’ai rencontré Aef Grattama, qui a construit des étagères pour mes tableaux. C’était un homme très intelligent mais un terrible ivrogne… Peggy était sa petite amie… quand elle posait pour moi, elle me faisait toujours remarquer :  « Aef a dit que ce n’est pas lui qui a fait ça. » Elle n’avait aucun bleu sur son œil au beurre noir… » Alice Neel
 

Très perturbée, Alicia donne naissance à une deuxième fille, Isabetta qu’Enrique envoie à Cuba où il la rejoint très vite, abandonnant la jeune mère à une profonde dépression. Elle ne reverra quasiment jamais plus cette enfant qu’elle peindra pourtant à distance. Après quatre tentatives de suicide et un internement en Hôpital psychiatrique, elle aura plusieurs liaisons dont Sam Brody qui fut son compagnon pendant vingt ans et le père de son deuxième fils, Hartley. Richard, l’ainé était le fruit de ses amours avec José Negrón, un chanteur portoricain.

Le fait d’avoir traversé tant d’épreuves : abandonnée, malmenée par plusieurs de ses compagnons, séparée de ses filles, lui a sans doute donné cette attention toute particulière à la détresse d’autrui. Du Bronx à Harlem en passant par Greenwich village, elle a vécu au sein des communautés qu’elle peignait et dont elle a épousé les causes.

Un regard engagé

Je suis contre l’art abstrait et non objectif ,parce que cet art montre une haine de l’être humain… 

Alice Neel

Célébrée par les féministes, Alice Neel n’est pas une militante active mais elle s’inscrit dans leur approche. Sympathisante communiste, elle soutient la classe ouvrière et partage ses combats.  Elle s’engagera ouvertement contre la ségrégation raciale et la discrimination des homosexuels.

Alice Neel a traversé quatre-vingt-quatre années d’histoire américaine. Elle parvient à exprimer les difficultés d’une catégorie de personnes en s’intéressant à des individus particuliers. Elle a en effet été formée suivant les principes de Robert Henri, ancien chef de file de l’Ashcan School1 qui prône un réalisme social à l’américaine.

Le succès n’arrivera que dans les années soixante pour celle qui était née avec le siècle et elle s’autorisera dès lors une peinture moins politisée. Elle s’installe dans l’Upper West Side, fréquente et peint quelques membres de sa famille et de l’élite culturelle en vogue sans pour autant abandonner sa vision si personnelle. Elle continue de « collectionner les âmes » qu’elle revêt de couleurs fortes et puissantes et qui laissent leur empreinte dans l’œil du visiteur.

1) Jackie Curtis and Ritta Reed,1970 – 2) Linda Nochlin and Daisy, 1973
 

Un regard actuel

Portrait of Alice Neel ,
Robert Mapplethorpe, 1984

Un vent de liberté souffle sur cette exposition dont l’espace ouvert n’est contraint par aucun sens de visite et laisse deviner à travers la baie vitrée le ciel parisien au-dessus de l’église Saint Merry. On sent dès l’entrée où nous accueille une photographie géante de l’artiste sa présence enveloppante. Ses portraits racontent presque un siècle de l’histoire américaine mais aussi une multitude d’histoires humaines, la sienne comprise.

Le parcours est jalonné de citations qui précisent l’expérience de vie de ses modèles et l’on entend sa voix dans plusieurs vidéos projetées dans la salle. Une voix qui a une résonance particulière dans notre société où s’affirme avec une assurance revendiquée le discours des femmes.

Infos pratiques

« Alice Neel, un regard engagé » au Centre Georges Pompidou jusqu’au 16 janvier 2023 et si vous le ratez, pourquoi pas…au Barbican centre de Londres du 16 février 2023 au 21 mai 2023.