C’est le 19 septembre 2023 que le chanteur, compositeur, producteur et électron libre Lou Deprijck, né Francis-Deprijck, s’est éteint à l’hôpital bruxellois Erasme d’une septicémie foudroyante. Retour sur le parcours hors norme de cet unique et irremplaçable «Lou dans la belgerie», ainsi que se désignait lui-même, plaisamment, le disparu.

Naissance d’une passion

Originaire de Lessines -comme René Magritte et le futur Thierry La Fronde : Jean-Claude Drouot – et bientôt fou de musique, le jeune Francis Deprijck (parfois prénommé Pierre dans sa jeunesse) ne peut se contenter d’une carrière grisâtre et prévisible d’employé des RTT à Bruxelles.

Il éprouve ses premiers chocs musicaux à Ostende, la Reine des plages, au début des années soixante. Sous forte influence anglo-saxonne, la ville balnéaire regorge de cafés à juke box et Francis y découvre notamment un groupe local : the Seabirds, avec un certain Sylveer Vanholme, rebaptisé Sylvain Vanholmen avec surtout le Wallace Collection en 1969.

La carrière protéiforme du futur Lou est ainsi jalonnée de fils rouges tendus au travers des décennies. Bientôt le jeune homme passionné prend le ferry et se rend plusieurs fois là où tout se passe : Londres, où il assiste notamment au show ultra-sauvage desWho au Marquee

C’est l’époque des bris d’instruments sur scène ! Les Who, lesYardbirds (la fameuse séquence du film Blow- Up d’Antonioni)… Deprijck voit un jour the Move casser des téléviseurs sur scène.

Lou Deprijck © Wikipedia Commons

Quand Lou Deprijck était Pop

Un groupe belge du nom de Liberty Six reprend cette conception de spectacle total et foutraque. Lorsque le confondateur Patrick Ruymen le quitte, Deprijck le remplace et devient Pop !

Inutile de dire que ce dernier écume tous les endroits bruxellois où se rassemblent les jeunes fans de rock. Si Pop chante, le guitariste est Francis Weyer…devenu un grand nom de la guitare par la suite sous le pseudo de Francis Goya, toujours actif aujourd’hui, à des millions d’années-lumière des débordements de sa folle jeunesse !

Les prestations scéniques de ce groupe hélas éphémère et qui ne réussit pas à percer sont du genre…loufoque et renversant, disons. On y détruit des casseroles et des éléments de batterie de cuisine… Et même des cymbales d’occasion récupérées chez un marchand de musique par Deprijck.

Destroy dix ans avant les punks, avec un solide aspect tongue in cheek… De la frénésie au second degré. Le groupe remporte en 1966 le prix de la compétition flamande de groupes De Gouden Micro au Palais des Sports de Gand.

LIBERTY SIX GOUDEN MICRO 1966

Un 45 tours unique est publié chez Decca sous le double nom de Pop’ Liberty Six (sur la pochette) et Pop+Liberty Six (sur l’étiquette du disque) Les deux titres cosignés Pop-Francis Weyer. Attention, accrochez-vous : Je Suis Pop et Tout à Fait Dingue- Qu’est-ce Que Ma Sœur F…Dans La Machine À Vapeur… ? Deux ovnis chacun cosignés Pop-Weyer !

La gloire ? Pas vraiment : cent cinquante exemplaires vendus…

LIBERTY SIX SINGLE © EMI

Le mensuel Juke Box est lu par tous les fans belges de rock. Aucun appui de cette revue pour cette production et très curieusement, la compétition De Gouden Micro est absente de ses pages. L’impact de la victoire est donc hélas très limité : fin de l’aventure Liberty Six.

Pop ne rend pas encore les armes, sous cet avatar. Un second 45 tours tout aussi obscur suit en 1967, crédité simplement à Pop. Doctor Henry/Walk-Talk. Avec ajout important, a posteriori s’entend, pour ce disque tout aussi obscur que le précédent : Crazy Aide of Sylvester’s Team…et oui, avec Sylvain le guitariste, deux ans avant l’explosion de Wallace Collection…suivie de la saga Two Man Sound !

Fil rouge, on disait : la suite le confirmera…

© POP / Lou Deprijck

Two Man Sound et plus…

Fin 1970, la belle aventure – du moins la première période, la plus glorieuse – du Wallace Collection touche déjà à sa fin. Deprijck a l’idée de retrouver son ancien comparse occasionnel Vanholmen et de fonder un duo : Two Man Sound, ce qui donne un premier 45 tours fin 1970, sur un gros label : Polydor.

Mais il passe inaperçu : Everybody’s On The Run/ Chattanooga Town, tous deux cosignés Deprijck-Vanholmen. Du rock un peu folk et de très haute volée… Pas encore la moindre intention parodique ni festive. Un aspect méconnu et remarquable de l’artiste, certes tiré vers le haut par Sylvain.

Ce dernier est selon moi un des plus grands cadors de l’histoire du rock en Belgique. On ne retracera évidemment pas ici toute la carrière musicale de Lou.Two Man Sound, une aventure qui dure surtout jusqu’en 1977, avant quelques retrouvailles sporadiques ultérieures et anecdotiques.

1971 : deuxième single de Two Man Sound. On change radicalement de style et Copacabana, un titre pseudo-brésilien mais d’excellente facture, constitue le premier succès – enfin – de notre homme !

Cinq ans après ses premiers pas dans le show business, avec un fort tropisme pour la guindaille et la fête. Ce morceau, réédité en 45 tours en 1976, termine en finale du festival de la chanson de Rio de Janeiro de 1971. Les Brésiliens adhèrent à un morceau simili-brésilien concocté par des Belges : bravo les artistes !

Two Man Sound et un troisième homme

Début 1973, sortie de l’album Rubro Negre avec l’apport d’un nouvel élément, tout aussi pittoresque et larger than life que Lou : l’ancien batteur du groupe belge des Eagles, Yvan Lacomblez dit Pipou, né à Ixelles. Fil rouge et fidélité de Lou… Pipou étant lié au séisme que nous savons, quatre ans plus tard (Ça Plane…, évidemment).

Lou s’est entiché de la musique brésilienne, comme tant d’autres dont notre légende Toots Thielemans.

Two Man Sound et trois comparses ! © RKM

L’Explosion Charlie Brown

Pipou est un roi de la zwanze, de la tchatche à la bruxelloise, une usine à rires et une fabrique permanente de bonne humeur. Avec son physique de «bon gros» à la personnalité larger than life voire…larger than waist, il ne passe inaperçu absolument nulle part !

Il est le batteur du premier véritable carton du groupe et de Deprijck : Charlie Brown, une reprise d’une légende (chanteur-auteur-compositeur) de la musique brésilienne, Benito di Paula, dont la version originale paraît en 1975 en France et en Allemagne, mais sans faire de vagues, nouvelles ou non !

Immense succès pour Two Man Sound, dont la version de Charlie Brown est publiée en 1975 sur un petit label : Up, et puis l’année suivante chez RKM. RK, c’est Roland Kluger, le fameux héritier de la dynastie des fameux Kluger, les entrepreneurs du disque. Lou travaille comme producteur pour lui.

Fun fact pour Charlie Brown : ce fameux héros de BD semble porter chance aux chanteurs, puisque le légendaire groupe noir américain des Coasters a obtenu un énorme tube avec le titre homonyme, Charlie Brown, en 1959… mais sans aucun rapport !

On revient à de la pseudo-samba bien de chez nous avec un autre tube de Two Man Sound, So Fla Fla, signé Lou (1976). Gag : souvent, trois compères sur les pochettes de Two Man Sound ! Tout baigne…

Mais ce n’est encore rien par rapport à ce qui va suivre.

Le séisme Ça Plane Pour Moi !

1977, raz-de-marée punk un peu partout, dont la Belgique. Le journaliste rock Bert Bertrand, très connu pour son travail à Télémoustique puis More et dont je fus le collègue quelques années, suggère une idée de génie à Lou. Il lui dit que ce qui pourrait cartonner, ce serait un titre punk en français ! Et à l’été 1977, un titre se trouve concocté par le duo Deprijck -Lacomblez : Ça Plane pour Moi.

Un morceau pris sur un tempo ultra rapide. L’inspiration, on se pince : le succès…Tu Me Fais Planer de Michel Delpech (!), ainsi que les éructations de Johnny Rotten avec les Sex Pistols, tout cela avec les «hou hou hou hou» ponctuant chaque fin de refrain en clin d’œil… aux harmonies des Beach Boys !

Des suites de mots sans queue ni tête : le rythme frénétique et le son comptent, non le sens. Une sorte d’assemblage surréaliste à la belge. Pipou semble avoir jeté des mots sur le sol et les avoir rassemblés au hasard, ou presque !

Disque édition belge © RKM

Fun fact : on connaît la phrase «La colle me manquera»… En 1977, le fanzine anglais Sniffin’ Glue est un organe de liaison officieux des punks. Les partitions originales mentionnent : «L’alcool me manquera» ! Lou a proposé au jeune Roger Jouret, batteur du groupe punk non parodique Hubble Bubble, de se… coller à la chanson, et à l’autre :Pogo Pogo. Résultat peu convaincant, la voix du jeune homme se situant, selon Lou, entre Michou et Hervé Vilard !

Mais Lou ne se sent pas prêt à se muer en jeune punk vraiment peu crédible pour défendre le titre visuellement et sur scène. Roger Jouret est rebaptisé Plastic Bertrand, en hommage au journaliste visionnaire disparu en 1983. Le single sort finalement le 1er décembre 1977 et connaît un succès planétaire.

En quelques semaines, 950 000 exemplaires du 45 tours sont écoulés,se classant notamment n°1 en France, n°2 aux Pays-Bas et en Australie, n°6 en Allemagne et n° 8 en Angleterre. Vendu à plus d’un million d’exemplaires en quelques mois, et plus de huit millions entre 1977 et 2015. Le morceau se hisse également à la 47e position des meilleures ventes aux États-Unis.

Aujourd’hui, on parle de vingt millions d’exemplaires vendus mais comment vérifier ce genre de chiffres ? En mélangeant les supports encore physiques avec le numérique, ou non ? La version originale ou les reprises nombreuses, etc. ? Peu importe, il s’agit du titre belge le plus vendu de tous les temps. Repris dans de nombreux films et des campagnes de pub.

Disque original édition française © Vogue

Bagarre juridique

On ne reviendra pas en détail ici sur l’interminable bagarre juridique qui opposera Lou Deprijck et Plastic au sujet de l’identité du véritable vocaliste de la version originale de Ça Plane Pour Moi.

Le catalogue RKM de Plastic est racheté par la société AMC, qui intente un procès à Deprijck en 2006. Motif : concurrence déloyale, il a enregistré une version de ce mégatube, sous son nom. Mais Lou soutient que c’est lui qui chante la version originale, ainsi que de nombreux autres chansons créditées à Plastic. Qui les défend bien sur scène depuis des décennies.

27 juillet 2010, fin de l’interminable foire d’empoigne aux enjeux pharaoniques : Thierry Coljon annonce dans Le Soir qu’un expert mandaté par le tribunal bruxellois compétent affirme qu’il s’agit de la voix de Lou. Grâce à son accent picard ! Les autres…

À l’été 1977, une version anglaise de Ça Plane…et de Pogo Pogo, le premier single crédité à Plastic, est mis en boîte par la même fine équipe. Au studio Morgan, devenu le studio Molière. Si Pogo Pogo, en version anglaise, ne change pas de titre, le tube monstrueux à venir s’intitule : Jet Boy Jet Girl, par Elton Motello.

Elton Motello, c’est un groupe punk anglais et c’est le pseudo d’Alan Ward, qui signe les deux versions anglaises et les chante. Ce qui est à noter : là où le caractère foutoir-parodie «hénaurme» est évident en français, Jet Boy Jet Girl est au contraire plus que sulfureux. L’histoire d’une relation homosexuelle entre un jeune homme et un gars de quinze ans, avec paroles totalement explicites !

Single Elton Motello © RKM

Mais c’est la version française qui a été reprise de très nombreuses fois par des Presidents of the United States, Sonic Youth, Black Rain, Red Hot Chili Peppers, The Lost Fingers, David Carretta, Metallica en concert au stade Roi Baudouin en 2019, etc. Jusqu’au roi de l’accordéon, André Verchuren !

On ne s’attarde pas sur le cas Plastic Bertrand, déjà une très longue carrière, mine de rien. On se souvient surtout de trois hits ultérieurs : la reprise du Bambino de Dalida (1978), Tout Petit La Planète (1978) et Sentimentale Moi – tous ces titres sont les objets du conflit juridique que nous savons. C’était Lou Deprijck, à la voix plus puissante que celle de Plastic…

Lou Deprijck et les Hollywood Bananas

Et alors que le succès de Ça Plane…atteint des sommets stratosphériques et que l’aventure Two Man Sound arrive en bout de course, Lou met un autre projet en chantier : Lou and the Hollywood Bananas ! Avec des titres de proto-ska et reggae qu’il chante, affublé de déguisements divers, tout comme deux choristes féminines, tantôt sexy, tantôt vêtues d’atours militaires rétro. Un premier album paru en 1979 chez Vogue,  Kingston, Kingston est carrément présenté comme le «premier album de reggae français» (peu avant Gainsbourg !). Il est enregistré au Dynamic Sounds Studios de Kingston ! Dès 1978, le titre Kingston, Kingston est un immense carton sur Vogue-RKM.

Lou and The Hollywood Bananas, Kingston Kinston © Vogue

Un titre original de Lou Deprijck et du Français Jay Alanski, cosignataire deux ans plus tard et avec Jacques Duval, de Le Banana Split… Toujours des bananas ! Vous avez dit la golden touch ?

L’autre plus gros succès de Lou, et les Hollywood Bananas : Les Petites Rues de Singapour, une adaptation par Alanski d’un « evergreen » chanté notamment par Sinatra et…Bob Dylan, et repris par des jazzmen comme Dave Brubeck ou Glenn Miller.

Lou and The Hollywood Bananas, Kingston Kinston © Vogue

Qui sont les deux choristes ?

Il y a Helena Lemkovitch et Christine Bonniver. Helena publie un album et quelques singles dans les années 80, sous la houlette de Lou Deprijck, surtout des reprises des années soixante, alors que Bonniver fait partie du duo Chris et moi. Sans grand succès hélas pour les deux artistes, débarrassées de leur activité de Bananas…

Mais un court passage d’une autre artiste se révèle un grand tremplin. Sonia Dronnier, Française vivant en Belgique dans les années quatre-vingts, est repérée par Deprijck. Ex-mannequin et même égérie de Thierry Mugler, elle se lance dans la chanson en 1984 sous le nom de Viktor Lazlo.

Lou a fait la connaissance en 1982 du fameux auteur français, d’origine russe, de chansons (entre moult autres activités) Boris Bergman sur le tournage du film Légitime Violence, où Plastic Bertrand chante un titre écrit par Bergman : Damned.

Boris Bergman et Lou Deprijck dans le milieu des années 80 © Collection Boris Bergman

Une belle association naît bientôt entre Viktor et Boris. Sonia a pris son nom d’artiste d’après le personnage masculin de ce nom, dans le classique Casablanca (joué par l’acteur Paul Henreid).

Les deux plus gros succès de la métisse au look on ne peut plus glamour : Canoë rose (1985) et Pleurer des Rivières (1986), tous deux écrits par Bergman. L’envoûtant Canoë rose…devient même un temps un titre emblématique pour les homosexuels, ce qui surprend les parties prenantes de cette chanson, dépourvue de toute allusion ni intention de ce genre…

Viktor Lazlo, Canoë Rose © Polydor

Quant à Pleurer Des Rivières, c’est l’adaptation par Boris du classique Cry Me A River. On pense à la version poignante de Julie London, qui, comme une vamp fantomatique, l’interprète dans La Blonde Et Moi (The Girl Can’t Help It). Un hommage en filigrane à une époque, à un style, un genre lié au cinéma hollywoodien et à la musique populaire des années cinquante. Soit des tropismes de toujours pour Lou et Boris, tous deux grands collectionneurs d’affiches de films de cette époque bénie.

Viktor Lazlo, Pleurer des Rivières © Polydor

Épilogue

On ne déroulera pas plus avant le fil de cette carrière d’exception, qui se termine par des productions pour Le Grand Jojo…alors que Lou a racheté le Musée du Slip de Jan Bucquoy pour y vivre à Lessines ! Après avoir partagé longtemps son temps entre la Thaïlande et la Belgique.

Sa jeune compagne Vanessa Vanderkimpen a annoncé son décès sur Facebook : elle est une imitatrice très douée de Michael Jackson, sous le nom de Leonor Jackson. Personne n’oubliera jamais un personnage aussi irremplaçable que Francis «Lou» Deprijck…

Ses funérailles auront lieu ce 30 septembre en l’église Saint Pierre à Lessines.

Lou Deprijck et Vanessa Vanderkimpen © X