« Monsieur Aznavour », une épopée
Avec un lancement publicitaire barnumesque, la vie de Monsieur Aznavour se voit incarnée à l’écran par un formidable acteur : Tahar Rahim. Sorti en France et en Belgique le 23 octobre, le film divise la critique et le retour du public est en majorité favorable.
La genèse
Parmi les quatre producteurs, et avec notamment TF1 et Pathé comme partenaires, le film est une grosse production ambitieuse. Le producteur Jean-Rachid Kallouche n’est autre que le mari de Katia Aznavour et donc le gendre de la star. Les réalisateurs sont Grand Corps Malade et Mehdi Idir, qui comptent déjà deux autres films à leur actif : Patients (2016) et La Vie Scolaire (2019). Productions de Kallouche.
© Kallouche Cinéma / Mandarin et Compagnie / Pathé Films / TF1 Films Production
Aznavour était partant pour être consultant pour un film qui raconterait sa vie exceptionnelle. Il existe un beau duo de lui avec Grand Corps Malade : Tu Es Donc J’apprends (2010). La star souhaitait que l’on se concentre sur les années de galère, avant la gloire. Le 1er octobre 2018, les producteurs et réalisateurs doivent se réunir pour tout mettre sur les rails lorsque Charles Aznavour décède dans sa maison de Mouriès. Mais malgré ce coup du sort, le projet n’est pas abandonné mais «gelé» quelques années. Jusqu’en 2020 : en octobre on apprend que Nicolas et Mischa Aznavour supervisent ce projet de film sur leur père. Puis le biopic sort avec fracas, l’année du centenaire de l’artiste…
© Kallouche Cinéma / Mandarin et Compagnie / Pathé Films / TF1 Films Production
Tahar Rahim a été choisi sur l’insistance du directeur de casting David Bertrand auprès de Jean-Rachid Kallouche, pourtant pas convaincu au départ. Cet immense acteur est d’origine algérienne comme son producteur et il est devenu un incontournable du cinéma français, depuis 2009 et son triomphal Un Prophète de Jacques Audiard, qui lui vaut dès ses (presque) débuts de nombreux honneurs. Il mène même une carrière internationale.
Immersion totale
On ne développera pas sa brillantissime carrière ici, faute de place. Sa conscience professionnelle ne mérite même plus ce nom : il s’agit de passion pure et simple, au plus haut niveau. Cela inspire le respect. Six mois de cours de chant avec un professeur de chant. Des centaines d’heures d’archives visionnées, avec le concours de la famille Aznavour. Pour tout intégrer : les chansons, la voix parlée de la star, la gestuelle, les mimiques… Des microprothèses, notamment une à la lèvre inférieure, qu’il garde tout le temps.
© Kallouche Cinéma / Mandarin et Compagnie / Pathé Films / TF1 Films Production
Il en vient à parler et se comporter comme Aznavour dans sa vie courante, au point que son épouse, l’actrice Leïla Bekhti, ne supporte plus qu’«Aznavour», en bon patriarche à l’ancienne, engueule tout le temps les enfants à table ! Rahim a rencontré longuement les membres de la famille dont la vénérable Aïda Aznavour, sa sœur -importante dans sa vie et le film le montre. Une survivante de cent et un ans ! Une psychologue a même été consultée pour tenter de connaître les ressorts cachés de la psychologie complexe de Charles Aznavour.
Le film
Eh bien, tous ces efforts de tout le monde ont payé ! L’affiche est une sorte d’épure qui donne le ton. Aznavour était assez petit de taille mais l’ombre qu’il laisse sous les projecteurs le font apparaître tel un géant… Comme un symbole de sa vie, en fait. Cette affiche est intemporelle mais elle semble inspirée du visuel qui servit notamment à des spectacles au Marquis Theater de New York en octobre et novembre 1998.
D’abord, des images rarissimes de l’exode des Arméniens en 1915 suite aux massacres perpétrés par les Turcs. Puis l’enfance modeste mais pas malheureuse du jeune Charles Aznavourian, dans le restaurant familial pas avare de soirées festives. Les chapitres qui composent le film comportent chacun un titre de chanson. Le premier est Deux Guitares : 1960, mais qui exhale bien l’ambiance de ces années trente.
© Kallouche Cinéma / Mandarin et Compagnie / Pathé Films / TF1 Films Production
On voit un jeune garçon dont je n’ai pas le nom et c’est bien dommage… Lui, contrairement aux autres protagonistes du film, est un quasi-sosie du tout jeune Aznavour(ian) ! Il est assez étonnant qu’aucune critique, à ma connaissance, ne salue cette magnifique trouvaille de casting. Le gamin se livre même comme un acrobate en caoutchouc à des danses folkloriques dans le restaurant des parents Aznavourian… Une scène d’anthologie !
On voit le résistant Missak Manouchian (aujourd’hui panthéonisé), des images de la Libération de Paris, la fermeture du restau et le père Aznavourian vendant sa dent en or pour récolter de l’argent pour nourrir les siens.
Le TGV, pas l’omnibus
Contrairement à ce qui a pu être affirmé, la durée de Monsieur Aznavour n’est pas trop longue : deux heures quinze minutes, qui passent très vite. Pas d’exhaustivité du tout -impossible bien entendu. Monsieur Aznavour serait plutôt un TGV qui passe en trombe sans s’arrêter dans l’immense majorité des gares, et non un omnibus qui les dessert toutes.
© Kallouche Cinéma / Mandarin et Compagnie / Pathé Films / TF1 Films Production
Des événements importants apparaissent. Des grandes chansons sont audibles, mais pas toutes… Pas de Tu T’Laisses Aller (1960) (sans doute insupportable pour les féministes aujourd’hui il est vrai) ni ces deux poignantes ballades déchirantes d’amour perdu : Il Faut Savoir (1961), écrite magnifiquement après une rupture amoureuse, ni la sublimissime Que C’est Triste Venise (1964), écrite par la Belge Françoise Dorin, musique d’Aznavour. D’autres succès manquent encore mais pas d’exhaustivité possible. Pour celles choisies, Tahar Rahim les chante lui-même.
Mais pour les aigus, on l’a parfois mixé avec la voix d’Aznavour lui-même. On entend aussi la star elle-même et Rahim impressionne vivement par son chant, son jeu de scène, sa gestuelle, sa voix parlée assez grave et voilée. On aime le sourire lumineux et un peu carnassier de l’acteur… Ce sourire qui a dû aider son illustre modèle dans ses nombreuses conquêtes !
Le deuxième chapitre est intitulé Sa Jeunesse, la préférée d’Aznavour. On a souvent une couleur sombre, brunâtre pour dépeindre une époque lointaine et révolue. Comme un remplacement du noir et blanc. Les plus anciennes archives brièvement visibles sont en noir et blanc et heureusement non colorisées.
Piaf et Roche
Deux personnalités essentielles des débuts d’Aznavour sont bien présentes. Marie-Julie Baup, méconnaissable, (06) est absolument remarquable en Piaf alors que Bastien Bouillon, chanteur, pianiste et compositeur, campe un Pierre Roche crédible. Il ne lui ressemble que modérément mais le visage de Pierre Roche, devenu vedette au Québec après la séparation d’avec la future star, est oublié depuis longtemps.
© Kallouche Cinéma / Mandarin et Compagnie / Pathé Films / TF1 Films Production
Une belle scène : la création du très swinguant Le Feutre taupé par le talentueux duo! Piaf les découvre et les envoie aux States où elle chante. Les deux hommes parviennent à se faire admettre dans cet Eldorado potentiel avant de se produire à Montréal, toujours sous l’instigation de la Môme qui a le bras long.
Mais Aznavour, ami et homme à tout faire de la chanteuse, finit par se lasser de cette férule permanente pour voler de ses propres ailes et suivre sa voie, malgré sa voix voilée. Avec un physique amélioré suite à la rhinoplastie offerte par Piaf à son «génie con» ! Baup est délicieuse avec cette gouaille parigote garantie d’époque mais quand elle chante, le contraste avec le modèle est grand…
© Kallouche Cinéma / Mandarin et Compagnie / Pathé Films / TF1 Films Production
Moments d’émotion intense : les ruptures professionnelles nécessaires avec Roche puis Piaf. La carrière avant tout pour cet arriviste génial à la volonté en acier. Aïda (la convaincante Camille Moutawakil ) est fort visible, un grand soutien de Charles dont elle est proche. On insiste peu sur sa modeste carrière de chanteuse. Trenet (peu convaincant) et Bécaud (Lionel Cecilio, assez ressemblant) ne se pointent que très peu.
Vers la gloire
Sa carrière d’acteur est très brièvement évoquée avec une prise de vue de Tirez Sur Le Pianiste de Truffaut, un de ses plus grands films où enfin la critique, souvent méchante avec le chanteur, le respecte. Mais rien d’autre pour le cinéma.
Pas une image ni un mot sur l’homme d’affaires polyvalent qu’il fut dès le début des années soixante : producteur de spectacles (les Chaussettes noires !), de cinéma (Cherchez l’Idole), ses premiers pas dans l’édition musicale (French Music et ses propres éditions Charles Aznavour bien avant de racheter les éditions Raoul Breton avec Gérard Davoust)…
Et son redoutable bras droit, intraitable en affaires -un collaborateur de cinq décennies-Levon Sayan est exclu du film comme il le fut de la vie d’Aznavour après une indélicatesse vécue par une trahison, en 2014.
© Kallouche Cinéma / Mandarin et Compagnie / Pathé Films / TF1 Films Production
La vie de couple du chanteur avec sa première femme Micheline souffre de l’arrivisme de monsieur, qui ne peut se comporter en mari modèle. En ce qui concerne sa vie amoureuse, on reconstitue sa rencontre avec sa future troisième épouse -aujourd’hui sa veuve- la Suédoise Ulla Thorssel (Petra Silander). (08) Au cœur des années soixante, Aznavour est au sommet depuis quelques années et il dégage une mâle assurance.
Entre Micheline et Ulla, il y eut sa deuxième épouse, Évelyne, zappée. Un mariage raté suivi d’un divorce conflictuel explique probablement cette omission. Pour les nombreuses aventures du chanteur, une grande idylle avec la toute jeune Liza Minnelli, absente.
Ellipses et anachronismes
Le film pratique l’art de l’ellipse et parfois de l’anachronisme volontaire, pour relater le plus d’événements possible. La soirée historique de l’Alhambra, le 12 décembre 1960 lorsqu’il a enfin Paris à ses pieds avec sa création de Je M’Voyais Déjà, est un moment fort. Mais rien sur la genèse de ce classique, écrit à Bruxelles juste après la prestation d’un pauvre chanteur raté que Charles vit suite à un spectacle…
© Kallouche Cinéma / Mandarin et Compagnie / Pathé Films / TF1 Films Production
Dans le film, suite à ce triomphe, il présente au piano, à son éditeur Raoul Breton, deux nouvelles chansons : Trousse-Chemise et Les Comédiens. Soit une bonne année avant leur création, fin 1961 ou début 1962. Et ce qui est un peu gênant : lorsqu’on entend Rahim chanter (bien) les premières mesures de celles-ci, la grande majorité des spectateurs pensera à bon droit que les paroles sont d’Aznavour. Alors qu’elles sont respectivement de Jacques Mareuil et du grand Jacques Plante !
Trousse-Chemise fait partie des quelques chansons de son immense répertoire qui tombent dans l’oubli car susceptibles de heurter la sensibilité actuelle du public. Rahim s’arrête à temps mais la chanson relate bien…un acte d’amour non consenti, et l’auteur joue sur les mots avec la forêt de Trousse-Chemise dans l’île de Ré et le fait de «trousser» une jeune fille, un terme devenu imbuvable…
Pourtant la popularité d’Aznavour est basée sur sa capacité à émouvoir, à éveiller presque un instinct maternel chez le public féminin, loin des machos inébranlables. En 1960, Jacqueline Cartier le gratifie d’un joli texte pour son arrivée chez Barclay, où elle le qualifie de «Bombe A de la chanson», un surnom hélas sans lendemain !
© Kallouche Cinéma / Mandarin et Compagnie / Pathé Films / TF1 Films Production
La grande plume de France-Soir prétend que les hommes et les maris ont ce qui suit à apprendre du «poids-plume arménien» (sic !). «Ils savent, par lui, qu’on ne devient un bourreau des cœurs qu’en offrant le sien, si justement appelé en argot «palpitant»».
Un classique indémodable est La Bohème (1965). Et là, lorsque Rahim le chante-très bien-au piano, il va jusqu’à mentionner le nom de l’auteur cette fois : Jacques Plante. Absent dans le film. Georges Garvarentz, compositeur de Charles et d’Aïda puis beau-frère de Charles en épousant Aïda en 1965, n’apparaît pas. Il a droit à une mention par Aïda.
Deux fantaisies
On entend sans raison apparente à un moment…I’m Walking (1957) par le grand Fats Domino ! Sans lien avec son répertoire ni son histoire : petit rappel elliptique, peut-être, que les années cinquante sont celles du Rock and Roll. Et puis, le sample de Parce Que Tu Crois (1966)dans What’s The Difference du rappeur Dr.Dre, un clin d’œil (trop) appuyé à la jeunesse !
Bémols et anachronismes
Lorsqu’Aznavour exulte quand Sur Ma Vie passe enfin en radio en 1956, il mentionne fièrement RTL…dix ans avant que ce nom remplace Radio Luxembourg, la radio populaire par excellence… La rencontre avec Johnny Hallyday est elliptique. C’est Garvarentz qui a attiré l’attention d’Aznavour sur le nouveau phénomène, mais cela n’apparaît pas. Johnny est incarné par l’acteur belge Victor Meutelet dont le regard bleu fait irrésistiblement penser, non au rocker mais à…
© Caroline Bazin / Kallouche Cinéma / Mandarin et Compagnie / Pathé Films / TF1 Films Production
Marc Lavoine !
Et lorsque le jeune s’adresse à l’ancien, qui lui propose Retiens La Nuit (d’Aznavour-Garvarentz), il mentionne le yé-yé, un terme qui n’existe que deux ans plus tard. Une petite scène de trop : la rencontre-éclair avec un Sinatra totalement raté (Rupert Wynne-James, un très mauvais choix), au Carnegie Hall de New York, le jour de son triomphe du 30 mars 1963.
Avec un Sinatra crédible, on aurait pu ajouter une séquence d’anthologie: Aznavour en présentateur de Sinatra à l’Olympia début juin 1962 ! Les années 70 : la création de son plus grand tube, selon Aznavour, Comme Ils Disent. L’homosexualité traitée comme un sujet sérieux, comme un précurseur. Une conversation avec un artiste travesti qui l’aurait lancé sur cette idée. Une chanson qui était censée rester marginale et qui triomphe et est devenue un classique.
Hélas, les funérailles de son fils Patrick, mort le 26 juin 1976 d’une overdose et rien sur ses ennuis fiscaux de l’époque. Une seconde moitié des années 70 pleine d’épreuves. Que ces quelques réserves ne dissuadent personne d’aller voir ce grand film, qui se termine par des images du vrai Aznavour en Arménie. Peu après le tremblement de terre du 7 décembre 1988.
© Kallouche Cinéma / Mandarin et Compagnie / Pathé Films / TF1 Films Production
Sans développer du tout son immense action en faveur du pays de ses racines (qui se perpétue avec ses enfants et la Fondation Aznavour), même s’il est né à Paris. Tahar Rahim est bluffant dans ses passages chantés et scéniques : ce stakhanoviste du travail est un Maître ! Aznavour aurait été fier !
Petit épilogue
Aznavour a déjà été incarné au cinéma de son vivant en 2007, par Alban Casterman -qui s’en souvient ?- dans le biopic de Piaf par Olivier Dahan Lhttps://fr.wikipedia.org/wiki/La_Mômea Môme. Le vrai Aznavour apparaît dans Édith et Marcel de Lelouch en 1983. Marie-Julie Baup est la quatrième Piaf recréée à l’écran après l’oubliée Brigitte Ariel (Piaf, de Guy Casaril, 1974), Évelyne Bouix (Édith et Marcel de Lelouch, 1983) et Marion Cotillard (La Môme d’Olivier Dahan, 2007).
Bande-annonce en FR :