Un vent souffle sur le monde de la littérature et c’est celui de la réécriture. La réécriture de textes par les Sensitivity readers. Bien plus que des relecteurs, ils sont des rédacteurs et des écrivains. Découvrons ensemble le métier de ces nouveaux « experts de la correction ».

La naissance d’une nouvelle génération d’auteurs

Nés aux États-Unis, les Sensitivity readers sont des relecteurs qui corrigent et réécrivent des textes de la littérature de jeunesse des 12-18 ans. La profession prend de l’ampleur et s’étend à un plus large public, touchant la littérature des plus de 18 ans. Elle commence à s’installer hors de ses frontières dans des sociétés anglophones et francophones.

Proches du wokisme, les Sensitivity readers travaillent à une écriture inclusive. Leur profil est varié, ils se présentent comme des défenseurs de minorités culturelles, ethniques ou de genres. Ils se disent spécialisés dans un domaine particulier. Ils analysent et évaluent la nature d’un texte selon plusieurs critères. Tout terme jugé compromettant ou offensant est immédiatement supprimé et remplacé. Car comme leur nom l’indique, les relecteurs se concentrent sur la sensibilité. Ils veillent à ce que les lecteurs ne soient pas indignés par des stéréotypes ou des préjugés. Dans cette perspective, des ouvrages peuvent être entièrement modifiés. 

Des classiques modernisés et des romans transformés

L’activité des relecteurs provoque de vifs débats sur la toile, notamment lorsqu’il s’agit de classiques revisités.

C’est l’exemple du roman Charlie et la Chocolaterie publié en 1964 de l’auteur britannique Rohald Dahl. Le livre, très apprécié des enfants, est réécrit à la demande de sa maison d’édition Puffin Books. Car selon l’éditeur, les classiques doivent “toujours être de nos jours appréciés par tout le monde”. Ainsi, le physique des personnages est rectifié. Les célèbres Oompas Loompas ne sont plus qualifiés de “petits hommes” mais de “petites personnes”.

Un autre cas est celui de la romancière britannique Agatha Christie. Des descriptions ou des références ethniques n’apparaissent plus dans les nouvelles versions, et son ouvrage intitulé Dix Petits Nègres (1938) devient Ils étaient dix. L’écrivain James Prichard, arrièrepetit-fils de l’auteure s’explique :

“Quand le livre a été écrit, le langage était différent et on utilisait des mots aujourd’hui oubliés (…). Mon avis, c’est qu’Agatha Christie était avant tout là pour divertir et elle n’aurait pas aimé l’idée que quelqu’un soit blessé par une de ses tournures de phrase (…). Aujourd’hui heureusement, nous pouvons y remédier sans le trahir tout en étant acceptable pour chacun (…) ».

Il arrive aussi que des écrivains sollicitent les Sensitivity readers avant de publier un livre. Pour son roman The Continent sorti en 2018, l’écrivaine américaine Keira Drake a demandé l’aide de deux relecteurs pour reformuler “les caricatures” décriées par les internautes, lors de la parution d’extraits de son livre sur les médias sociaux. À la publication, les peuples dépeints comme “à la belle peau bronzée” sont désormais des personnes de carnation blanche.

La correction, un problème de société ?

Comme pour tout mouvement, les Sensitivity readers ont leurs partisans et leurs opposants. Certains voient dans leur action de la censure tandis que d’autres y voient l’évolution de l’écriture. 

Les détracteurs posent la question de la fragilité des individus. La correction ne tend-elle pas à priver de son droit et de sa capacité à exercer, de façon autonome, son esprit critique et son jugement ? 

L’autrice et journaliste américaine Lionel Shriver affirme dans le journal The Guardian :

« L’angoisse constante à l’idée de heurter les sentiments d’autres personnes inhibe la spontanéité et enserre la créativité.”

En cela, des critiques diront que les Sensitivity readers agissent comme des moralisateurs qui dictent ce qu’il est possible ou non de dire et d’écrire. Ils freinent, d’une certaine manière, le développement du raisonnement et de l’imagination.

Par opposition, les personnes favorables à la correction considèrent que les portraits ont des répercussions sur l’imaginaire, et cela dès l’enfance. Ces représentations lues dans les livres influencent la perception d’autrui. La correction et par extension la réécriture sont donc perçues comme des moyens de décrire les êtres tels qu’ils sont en réalité. C’est le propos de l’écrivaine américaine de littérature de jeunesse Heidi Heilig :

« Nous savons tous à quel point il est dérangeant de se voir dépeints d’une manière légèrement décalée. Pourquoi ne voudriez-vous pas être le plus précis possible et le plus respectueux possible sur l’humanité réelle et vécue des personnes que vous décrivez ? » 

La question des Sensitivity readers reste ouverte.