Rachel Arditi : le jeu, l’urgence, l’écriture, la mémoire… 2/2
Cet article est la suite de la première partie, publiée le 4 novembre sur Culturius. Pour rappel : Rachel Arditi joue, elle écrit pour le théâtre et a signé cette année son premier roman « J’ai tout dans ma tête ». C’est Rachel Arditi à l’affiche de « PUNK.e.s ou comment nous ne sommes pas devenues célèbres », pièce qu’elle a co-écrit avec Justine Heynemann, à l’affiche également de « Songe à la Douceur », adaptation du roman de Clémentine Beauvais, et initiatrice avec ses frères et sœurs de l’exposition sur l’œuvre de son père Georges Arditi actuellement au musée « La Piscine » à Roubaix.
Focus sur « J’ai tout dans ma tête »
Rachel Arditi, comment passe-t-on de co-autrice de théâtre à romancière ? Comment cela a mûri chez vous ?
Au départ, il y a longtemps, c’est un petit peu ce que je raconte d’ailleurs dans le livre, lorsque j’ai compris que mon père allait vraiment « foutre le camp », je suis beaucoup allée le voir, beaucoup, beaucoup, presque tous les jours à une certaine époque. Je l’ai filmé, je l’ai enregistré, j’ai beaucoup écrit, j’ai des tas de bouts de nappes de restos avec des notes dans tous les sens, parfois des serviettes, des petits bouts de papier, des agendas, enfin, j’ai un carton entier de ça.
Et qu’est-ce qui motivait cette envie pressante de tout retranscrire comme ça?
Eh bien, le conserver. Conserver sa mémoire, le faire « continuer… » Je crois qu’on écrit toujours pour échapper à la mort. Enfin, en tout cas, moi, c’était ça, je ne voulais pas qu’il meure. Donc, je consignais absolument tout de lui pour ne pas qu’il m’échappe, pour ne pas qu’il s’absente définitivement. Et pendant assez longtemps, j’ai cherché à faire quelque chose avec ça, plutôt de théâtral, encouragée par mes amis qui me disaient « C’est tellement drôle quand tu joues ton père, c’est un personnage marrant… »
Donc, j’avais cherché à faire quelque chose : jouer mon père comme lorsque Caubert joue sa mère. Ferdinand n’existe pas par la parole, il existe à travers le regard de sa mère ; enfin, à travers le regard que lui, Caubert, porte sur sa mère, qu’il interprète au plateau. Ce qui est beau, c’est que Ferdinand, on le devine dans cette incarnation de la mère. Donc moi, j’avais imaginé une chose comme un « seule en scène », au plateau, où j’aurais incarné le père qui aurait, par suggestion, fait apparaître la fille.
Mais il y avait quelque chose qui résistait. Je ne comprenais pas très bien quoi, pourquoi dès que j’essayais à voix haute une scène, par exemple, assez vite, je me lassais de cette incarnation. J’ai laissé ce projet de côté.
Et puis quelques années plus tard quelque chose dans mon métier, un événement, mais pas que ça, je crois… la manière dont moi, j’ai évolué dans mon travail, a fait que tout s’est débloqué. La possibilité d’écrire un livre et non du théâtre est devenue limpide. Je pouvais écrire cachée. Je pouvais écrire sans le regard de personne. Je pouvais être totalement libre d’écrire ce que je voulais. Il y avait une sorte de liberté que je n’aurais jamais eue sur scène, parce que j’aurais eu du mal à me départir de ce personnage.
Pour mille raisons, j’étais beaucoup moins libre si je le jouais que je ne l’étais en l’écrivant dans la cachette de la littérature. (Et finalement, l’histoire de l’adaptation dans le roman, elle est à prendre dans tous les sens du terme : la narratrice adapte un roman pour le théâtre, autant qu’elle s’adapte à sa nouvelle position : écrire plutôt que jouer).
Sur le plateau, on est regardé, mais en réalité, on est caché derrière un personnage. Donc, en fait, moi, j’ai besoin de cachettes, je crois. Et le livre raconte aussi comment j’en viens à trouver la bonne manière de me cacher. Ce n’est pas uniquement sur scène, c’est aussi en écrivant dans une cachette réelle, pour le coup, quasiment, une grotte : moi, j’écris sur mon lit, volets clos, tout clos, tout fermé. Un bureau, c’est déjà beaucoup trop une représentation de l’acte d’écrire. C’est déjà se mettre dans une posture qui n’est pas juste. Enfin, en tout cas pour moi.
Il y a un truc dans l’écriture qui se rapproche d’une intimité corporelle.
Ce qui n’est pas le cas quand vous adoptez la position de co-autrice ?
Avec Justine, c’est merveilleux parce qu’avant tout, c’est de très grands fou rires. C’est un très grand amusement. C’est un jeu. C’est du travail aussi, il ne faut pas exagérer. On lit beaucoup, on se documente.
J’adore ça, écrire toute seule, mais c’est plus âpre quand même, par moments.
Concernant l’écriture, je suis très attentive aux petites phrases qui ne servent à rien. Je suis très pointilleuse sur ces trucs-là, les longueurs… Je suis une trancheuse, je coupe beaucoup. Mais parfois je sais que c’est un peu trop. Je sais aussi que ce qui fait parfois la saveur de quelque chose c’est aussi ce qui ne sert à rien.
Même au théâtre, j’aurais tendance à penser d’abord comme ça, à froid. Chaque mot a un tel poids sur un plateau qu’il faut vraiment dire les bons et pas plus, pas d’autres. Mais je pense aussi que chaque personnage pour être vrai, pour être intéressant, doit exister à travers de l’insignifiance, comme dans la vie. Des choses qui semblent, au premier abord, insignifiantes nourrissent une vie de vérité, ce qui fait sa saveur.
Focus sur « Georges Arditi (1914-2012) – D’un réel à l’autre ».
Rachel Arditi, quelle est votre actualité ?
Il y a bien sûr la tournée de PUNK.e.s. Il y aussi des dates de Songe à la douceur qui est le précédent spectacle réalisé ensemble avec Justine. C’est aussi un spectacle musical d’après un roman de Clémentine Beauvais.
Puis la grosse actualité entre guillemets, c’est l’exposition de mon père, Georges Arditi, à Roubaix à La Piscine, c’est magnifique. C’est jusqu’au 7 janvier à La Piscine et ensuite au musée Estrine à Saint-Rémy-de-Provence à partir du 17 février jusqu’au 28 juillet.
Nous allons pouvoir justement parler de la correspondance que vous êtes en train de fouiller. Que comptez-vous en faire ?
Je suis plongée dans les archives de mon père depuis des mois pour les besoins de l’exposition, et notamment dans ses écrits (mon père a beaucoup écrit), en particulier son autobiographie et sa correspondance. Dans le cadre de l’exposition, nous avons fait le 16 octobre dernier une lecture de lettres adressées à son cousin Georges Canetti qui sont absolument magnifiques.
Il a entretenu de très riches échanges épistolaires avec ce cousin germain, qui était aussi le parrain de mon frère Pierre. Ils ont eu une correspondance pendant des années jusqu’à la mort de Georges Canetti en 1971. On y découvre tout son rapport à son travail, aux activités alimentaires pour gagner sa vie et qui sont « des boulets à sa peinture », comme il dit. C’est passionnant, on est vraiment au cœur de la vie d’un peintre, et qui plus est un peintre qui a traversé plusieurs guerres.
Notamment la deuxième, qu’il a prise de plein fouet, étant donné qu’il était Juif. Il avait 25 ans quand la guerre a éclaté, c’est-à-dire qu’il était au début de sa carrière. Tous les appuis sur lesquels il pouvait compter, il ne les avait plus après la guerre ; certains d’entre eux étaient morts. Enfin voilà, je découvre, je reconstitue des tas de choses, je relis sa vie.
Je lis et relie d’une autre façon des tas d’événements de sa vie avec son œuvre et c’est passionnant. Il est très clair, quand on parcourt l’exposition, que toute son œuvre est habitée par la mort, l’absence : les personnages semblent toujours tournés en eux-mêmes, il ne se regardent jamais les uns les autres, ils sont comme des fantômes. C’est une trace évidente de la guerre.
Entre ce qu’il a pu vous raconter et ce qu’il a retranscrit, il y a une différence j’imagine…
C’est complètement autre chose. Une lettre, c’est l’expression à un moment donné d’une réalité, d’un quotidien très concret, un instant T, qui est empreint de toutes les émotions qui le traversent à ce moment-là. Et puis une lettre n’est pas destinée à être lue par quelqu’un d’autre que son destinataire, c’est un cœur qui parle à un autre cœur, sans filtre. Ce n’est pas du tout la même chose quand il me raconte sa vie ou quand il écrit en 1995 son autobiographie alors qu’il a déjà presque 80 ans.
Je croise les deux pour comprendre, pour relier, parce que parfois il ne date pas les lettres. Je retrouve, je recoupe avec son autobiographie. Mais l’autobiographie, écrite bien après avec le recul du temps sur certains événements, n’a pas du tout la même charge notamment émotionnelle que la correspondance. C’est très intéressant.
J’aimerais que quelque chose soit fait à partir de cette correspondance. Dans un premier temps, je vais transcrire les lettres de Georges Canetti lui-même que nous possédons, et reconstituer les échanges. Ce sera un travail fastidieux, d’autant que je ne connais pas du tout son écriture. C’est un travail de déchiffrage qui sera long.
Ce que je ferai de cette correspondance, je n’en sais rien, je n’en suis pas la seule dépositaire de toute façon, on est quatre enfants, mais je pense que c’est une très belle matière littéraire et vraiment passionnante, c’est une belle histoire d’amitié entre deux cousins, c’est presque même une histoire d’amour platonique. Enfin, l’histoire de deux hommes entravés au quotidien dans l’élaboration de leur œuvre : pour mon père, la peinture.
Pour Georges Canetti, ses recherches scientifiques qui portaient sur la tuberculose, alors qu’il était atteint de… tuberculose ! Je découvre à travers leurs échanges le lien qui existe entre recherche artistique et recherche scientifique. Au fond, c’est la recherche du vrai qui est en jeu dans les deux cas. Et c’est très beau de voir la lutte que mènent ces deux hommes dans leur domaine propre, malgré les entraves – matérielles, sanitaires, dont ils sont l’objet.
Et puis par ailleurs j’ai d’autres projets : un nouveau projet théâtral avec Justine qu’on est en train de d’élaborer, et qui tournera autour de la figure d’Olympe de Gouges, et de la découverte intime de son engagement politique. Et puis un autre projet de roman que j’espère écrire cette année.
Ne manquez pas la première partie de cette interview de Rachel Arditi sur Culturius !
Et si vous voulez en savoir plus sur l’exposition Georges Arditi au Musée de La Piscine à Roubaix, c’est par ici.