Comment d’une très grande absence peut-on faire une très grande présence ? Comment faire de quelque chose qui nous bouleverse, comme la mort, une chose qui restera proche de ce bouleversement mais qui va nous enchanter ? Traumatisme et énergie créative. C’est toute la quête de la nouvelle série de tableaux de l’artiste Serge Helholc, série qui s’intitule Le Coupeur de Nuages. Nous avons eu le privilège de rencontrer l’artiste.

Serge Helholc, dans vos tableaux on retrouve des chiffres, d’où viennent-ils ?

Serge Helholc : je voudrais pouvoir parler plus souvent de mon expérience avec la peinture. Il est si difficile de trouver des interlocuteurs avec qui échanger, c’est peut-être encore plus rare que de rencontrer un poète. Peintre et poète ont un chemin sinueux entre les langages rituels que sont la parole et la matière, tout près des émotions, tout près de la fragilité de l’amour.

Suite à la perte de mes parents il y a un an, confronté au temps et à l’absence, au sens de l’existence, j’ai rassemblé toutes mes forces et j’ai travaillé sur une centaine de toiles. Confronté à la mort, à la vie, je suis devenu au même moment grand-père pour la seconde fois. J’ai voulu représenter la joie dans la fragilité de l’existence. J’utilise l’aphorisme du papillon très présent dans mes toiles, la mesure représentée par des chiffres qui dansent dans mes tableaux, ils représentent soit le chiffre lui-même, soit une trace, un couloir, on peut les voir de manière concrète ou abstraite. L’observateur choisit, ces chiffres donnent la profondeur et l’architecture à mes toiles.

©Serge Helholc

Serge Helholc : le travail sur les chiffres est à mettre en perspective avec la Guématrie, avec la suite de Fibonacci, mais on peut dire aussi que chaque chiffre représente un espace préfiguré dans lequel on peut se laisser emporter si on se laisse emmener par sa propre vision. Les chiffres tournoient, derrière il y a des vieux cadrans d’horloges ciselées et des rouages de bicyclette. C’est le même propos que la roue de bicyclette de Duchamp, c’est-à-dire percevoir dans le mouvement l’immobilité, et percevoir dans l’immobilité la fluidité d’un monde liquide.

Cet accès entre les Mondes, entre le visible et l’invisible, entre le liquide et la fluidité, nous sommes là dans une vision alchimique.

L’alchimiste ambitionne de changer le monde en se changeant lui-même, est-ce aussi votre cas ?

Serge Helholc : nous sommes dans un monde où beaucoup de choses ont quitté les structures humaines et sociales de notre société, l’écart se creuse entre les nantis et ceux qui sont représentés dans notre société comme des êtres qui ne sont pas les gagnants, et malgré cela les personnes au pouvoir ne développent pas cette même empathie pour sortir cette tranche de la population des choses difficiles qu’ils traversent. Il y a un tel vécu de la mondialisation et des préoccupations matérielles de notre société que l’individu est presque mis au second plan et au lieu d’avancer nous reculons. C’est un questionnement qui est très profond en moi aujourd’hui, les artistes dans cette société sont les premiers confrontés à cela, ou alors ils doivent devenir des courtisans, ou avoir de la chance. C’est une situation encore plus complexe que ce qui est train de se produire dans cette géographie économique. 

Ces questionnements je ne suis pas le seul à me les poser. La peinture reste une activité dans laquelle je reste ancré et c’est la volonté et l’amour qui me permettent de continuer ce chemin. Et je suis bien entouré.

Il y a environ 20 ans en Israël j’avais peint des toiles dans cette idée qui était de faire danser les lettres de l’alphabet hébraïque. Je le vois comme un intercesseur entre le divin et la conscience. Cette première expérience, que je qualifierais d’alchimique, a été de faire de toutes ces toiles un cube qui forme un phylactère, c’est-à-dire le cube de cuir qui est posé sur le front lors de la prière. Nous sommes tous l’égide des formes pensées par toute notre société à travers le temps. Ces formes et ces lettres sont des représentations de notre propre nature, elles ont été forgées à travers l’observation de la nature, sa géométrie, le ciel, les étoiles. La différence est que cette conscience peut se partager avec nos semblables, à partir du moment où ils se règlent sur la même fréquence, qu’ils sont alignés.

Serge Helholc : c’est le travail de toute une vie. Je pense que j’ai eu la chance d’avoir la peinture pour m’accompagner dans ce travail. Il y a eu d’autres choses comme la musique ou la philosophie mais la pratique est essentielle pour se donner cet espace de partage où on peut entendre l’autre, même dans le silence, et où on peut rencontrer l’autre qui a quelque chose à nous transmettre. Ces modèles se trouvent dans les philosophies anciennes qui auraient tout intérêt pour nous à revenir au goût du jour pour participer à la renaissance de notre société.

Je pense que cela va arriver, c’est essentiel.

C’est une sublimation. Je m’éloigne d’Egon Schiele qui marque la très grande souffrance de l’âme et du corps, et je rentre plutôt dans une peinture que je peux appeler énergétique, qui donne accès à une dimension sensorielle, sans vouloir brutaliser la personne qui regarde le tableau. Schiele est descriptif de cette souffrance, il l’observe, c’est toute une époque qui observe les fractures de cette société, entre le monde rural et l’écart qu’il existe dans le regard que l’on porte sur soi-même dans un monde dit privilégié. Nous sommes aujourd’hui dans un moment un peu semblable dans notre société. Vraisemblablement mon regard va changer aussi car nous ne sommes plus dans un monde où tout le monde est protégé, et il faudra tenir compte de ce changement qui s’opère déjà depuis quelques années, ne pas le perdre de vue et pouvoir y accéder de façon artistique.

Serge Helholc , le traumatisme est-il à la source de votre inspiration ?

Serge Helholc : les traumatismes sont ceux de notre société et nous en sommes les réflecteurs, cette énergie créatrice, quand elle est bien accompagnée, de ce que nous sommes, de nos émotions, elle nous permet de continuer la route et de nous régénérer, de voir au travers de notre propre travail, de notre espace artistique, un espace clair de notre propre conscience.

Il n’y a pas d’être qui n’ait traversé dans son existence une forme de traumatisme. On parle de blessures sacrées. Il y a des arts qui sont tout autant divinatoires comme ces réparations de porcelaines avec de l’or. Cela vient d’une école ancienne, le wasi-sabi, c’est une offrande, tout comme l’activité artistique est pour moi une offrande. C’est essentiel pour moi car l’offrande me permet de transcender tout ce qui reste d’académique chez moi, et que je quitte le plus souvent possible pour aller au-delà de tout ce qui m’a été appris. 

©Serge Helholc

S.H : on honore d’or leurs cicatrices. C’est aussi un joyau de nos sociétés de pouvoir honorer l’essence même de la division de ce que nous sommes. Il y a beaucoup de rituels qui donnent accès à cela, que cela soit dans l’Antiquité, ou aujourd’hui dans l’attachement que l’on peut avoir à certaines philosophies. Cela me réjouis que ces démarches soient toujours vivantes et mènent à l’interaction entre chacun de nous, que nous soyons des scientifiques, ou des artistes ou des gestionnaires de sociétés, nous avons hérité d’un corps et d’une âme qui nous donne à vivre des sensations que nous avons en commun, comme une danse que nous avons tous en commun dans l’espace qui nous est consacré, et même dans la nature.

Votre imagination vous a même amené à créer votre propre jeu de tarot !

Serge Helholc : me surprendre moi-même par les accidents que l’on peut traduire par le mot sérendipité, c’est-à-dire trouver le sens de quelque chose que l’on ne cherchait pas. La profondeur de cette approche m’a tellement émue que j’ai créé un personnage que j’ai nommé Sherendipity qui est pour moi une prêtresse zoroastrienne, une femme magicienne. C’est le livre infini de l’existence que l’on peut ouvrir à n’importe quelle page et on a une révélation.  C’est une autre partie de mon travail artistique, c’est graphique, c’est Le Monde Enchanté de Bidoul. C’est un des personnages d’un jeu de tarot que j’ai dessiné sur toile avec de l’encre, composé de 28 personnages qui sont des archétypes de l’existence. Dans un tarot normal il y a 22 arcanes majeures mais dans le Tarot de Bidoul il y en a une de plus, donc 23 arcanes majeures et 59 cartes au total avec les arcanes mineures. C’est comme une fable avec des caractères et leurs contraires, comme dans les Schtroumpfs ou les 7 Nains, s’il y a un Grincheux il y a un Joyeux. 

Il y a différentes formes de médiation dans l’art et la peinture. Quand on peut faire le vide c’est extraordinaire, et quand on voit défiler tout ce qu’on a vécu et utiliser ce vécu comme un livre que l’on ouvre un instant à un endroit,  c’est essentiel pour approfondir l’instant qu’on vit. Je recherche le vide absolu pour trouver la tranquillité de l’esprit, si on veut laisser derrière soi des joyaux de sa propre existence, pouvoir ouvrir mon livre intérieur à n’importe quelle page et en recevoir le message.

Serge Helholc, vous exposez dans un institut psychiatrique, c’est très différent d’une galerie. Pourquoi ce choix ?

Serge Helholc : j’expose pour un an chez Psy Pluriel, un lieu où des psychiatres, des psychologues et des psychothérapeutes font de la recherche et de l’accompagnement pour des personnes qui ont besoin de retrouver les fondations de leur existence. C’est la deuxième exposition qu’il fait pour cette association, il y a cinq ans c’était à l’ULB où le sujet était les émotions, là j’expose seul.

Ici il y a des paysages, des niveaux, des scènes sur lesquelles se retrouvent des formes, un espace plutôt architecturé, scénographique. J’ai été très touché de pouvoir échanger avec des gens qui étaient à la recherche des choses qui leur étaient arrivées dans leur vie par le passé, ou des gens qui racontaient et je me suis rendu compte qu’il y avait une proximité entre le langage et la peinture quand on parle de lieux on ne se trouve pas, c’est-à-dire que si on utilise des mots pour suggérer un espace où il s’est passé quelque chose, on va l’écrire, lui donner des couleurs, des formes, et donc on est déjà en train de peindre, une partie de l’être est déjà en train de peindre dans sa conscience.

©Serge Helholc

Serge Helholc : cette visualisation a souvent facilité pour moi la communication avec les autres car je peins depuis 40 ans et je ne me suis pas éloigné de mes semblables, cette peinture m’a rapproché parce qu’elle m’a permis de me poser des questions sur la façons dont les autres regardaient mon travail, et en faisant cela ils me donnaient accès à une dimension psychique et émotionnelle qu’avant d’être peintre je ne soupçonnais pas, si ce n’est à travers le ballet, la musique ou d’autres choses. C’est un échange. J’ai essayé d’affiner cette perception et j’ai continué ce chemin avec beaucoup de rigueur et de constance parce que c’est le lieu où je me suis retrouvé le plus près d’une écoute qui pour certains est peut-être virtuelle mais qui pour moi est un aspect plutôt virtuose de l’humain.

On sent chez vous l’humaniste ouvert aux autres plutôt que l’artiste maudit isolé dans son atelier

Serge Helholc : je pense que l’art est aussi un chemin dans lequel nous cherchons les fondations de ce que nous sommes venus exprimer dans notre vie, dans la société dans laquelle nous vivons, 

Ca reste quelque chose qui au début de notre existence peut nous marginaliser parce que ce n’est pas un chemin habituel, malgré qu’il soit institutionnel et qu’il soit dans un cadre spécifique avec des académies, on garde encore un regard dans la société sur l’artiste qui est un être qui doit réussir pour être reconnu, pour avoir une légitimité.

Mon chemin a plutôt été un chemin de recherche, d’études. J’ai recommencé plusieurs fois l’académie, que ce soit en peinture, en gravure ou en peinture monumentale, je n’ai pas éprouvé cela comme une forme d’apprentissage mais plutôt j’ai insisté de retourner dans un laboratoire, dans un lieu où il y avait d’autres gens qui cherchaient et avec qui je pouvais partager un langage commun qui est plus proche de l’art plastique, et cette forme de concentration m’a toujours mis en face de créer de grands ateliers collectifs et de grandes expositions pour avoir l’opportunité d’échanger, de chercher, avec d’autres. C’est à peu près trente ans de ma vie cette énergie que j’ai mise dans l’envie de trouver le fil d’or entre tous ces êtres qui avaient des choses à montrer et à dire, sans qu’ils soient toujours conscients qu’ils étaient des chercheurs. 

Cette recherche c’est le sens de votre démarche artistique ?

Serge Helholc : il a des couleurs acryliques, j’ai travaillé au pinceau, à l’aérographe, à l’aérosol, à l’encre, avec des paillettes sur certaines bordures de tableaux, comme si l’œuvre avait cristallisé. Quand j’ai fini de peindre cette centaine de toiles je les ai collées ensemble pour faire comme un code-barres. J’ai voulu faire prendre conscience du changement que la mort de mes parents avait induit dans mon existence, de la verticalité qui s’impose à nous qu’on le veuille ou non, car lorsque quelqu’un autour de nous disparaît nous sommes obligés de nous étendre dans cette verticalité pour grandir et faire face à toutes nos questions restées sans réponse. C’est une très grande initiation qui nous rapproche de notre propre finitude.

Serge Helholc : j’aborde aussi dans ces tableaux le thème du miroir d’or dans lequel les reflets que l’on perçoit de soi sont solarisés avec une conscience du sacré dans la représentation de soi, et d’autres éléments symboliques que l’observateur découvrira, peut-être.

On y trouve aussi des couteaux pour traverser et couper le Temps. Seul notre esprit nous donne accès à cet univers.

Dans cette recherche la perspective est donnée par les couleurs un peu comme dans l’art japonais, dans les estampes, et je préfigure la géométrie à travers le mouvement de formes avec des compas, des équerres, des papillons, des chiffres, et des escaliers qui montent et qui descendent à l’infini. On est perdus dans une sorte de labyrinthe qui peut se voir à la fois verticalement et à la fois horizontalement. L’observateur peut choisir de mettre le tableau dans le sens qu’il veut parce que c’est une vue d’au-dessus, c’est une sorte de décorporation. C’est comme un mandala, on y rentre comme on veut, on en sort si on peut.

Exposition chez PsyPluriel Pastur asbl, Avenue Jacques Pastur 47 A, 1180 Bruxelles.

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