«The Bikeriders» : outsiders et grands espaces Made in USA
Après huit ans, le réalisateur Jeff Nichols revient enfin avec une peinture passionnante d’une communauté de motards américains des années soixante : The Bikeriders. Un film qui s’inscrit dans le droit fil du grand roman américain.
Au départ il y eut Brando
Une remarque d’abord : le 19 juin, sortie simultanée en Belgique et en France de deux films montrant Marlon Brando ! Maria de Jessica Palud, avec un Brando vieillissant interprété par Matt Dillon. Et pour le film qui nous occupe : un court extrait du classique de László Benedek The Wild One que le chef et fondateur du groupe de motards, Johnny (Tom Hardy) regarde à la télévision… Amusante concomitance prévue par personne.
Allumage du projet
Il y a déjà une vingtaine d’années, Ben Nichols, le frère aîné de Jeff, lui offre le livre de photoreportage The Bikeriders de Danny Lyon. Ce journaliste et photographe a intégré la bande des Chicago Outlaws en 1963 -des rivaux des très fameux Hell’s Angels- et les a interviewés et photographiés jusqu’en 1967.
Le livre original de Danny Lyon © Aperture
L’année suivante son The Bikeriders paraît -avant sept autres éditions ! -chez Macmillan Company. Ben Nichols avait eu un contact avec Lyon -un grand acteur du nouveau journalisme, dit gonzo -du journalisme « total » en immersion. Cela pour une pochette de disque de son groupe punk-garage rock Lucero. Il met ensuite Jeff -fasciné par l’ouvrage -en relation avec Lyon et le moteur se met à tourner !
Casting
L’idée du film est de s’inspirer largement du livre : les photos et les interviews -y compris audio, conservées par Danny Lyon -de divers motards et surtout de Cathy, pas une fille à motards du tout (Jodie Comer). Qui craque pour le beau rebelle motard Benny, Austin Butler, qui fait partie des Vandals de Chicago. Butler est très convaincant dans son rôle de beau ténébreux assez mutique, mystérieux. Assez « archange viril » même si ses traits gardent une certaine juvénilité, qui selon moi -mais ce n’est que mon petit avis -n’en faisaient pas un Elvis tout à fait convaincant mais ce n’est que mon avis.
Jodie Comer et Austin Butler dans « The Bikeriders » © Universal Pictures / Focus Features
Jodie Comer est parfaite en Cathy : pas une fille à motards, avec un côté sexy voire un poil vulgaire assumé comme on en voit souvent pour ce genre de créatures en général abondamment tatouées. Pas une pin-up style Barbie : une beauté sage qui fait passer tant de choses par son regard brun troublant. Un beau choix de comédienne, qui s’est inspirée d’enregistrements audio d’une vraie Cathy interviewée par Danny Lyon.
Mike Faist joue le rôle de Lyon interviewant régulièrement Cathy. Tom Hardy exhibe une gueule ridée impressionnante qui exhale la force, la solidité par tous les pores. Une composition impressionnante.
Un point de vue féminin
Une originalité du film est de présenter cette saga en se basant beaucoup sur le point de vue de Cathy. Et non, il ne s’agit pas d’une concession commerciale qui exigerait un female gaze pour coller à l’air du temps. Le concept est honnête et justifié à la vue du résultat parfaitement réussi.
The Bikeriders © Universal Pictures / Focus Features
Code d’honneur et violence
L’histoire commence durement… Dans un bar où Benny entre seul, pour une fois, avec ses atours de Vandal, il se voit aborder par deux individus antipathiques qui lui intiment l’ordre d’enlever son blouson mais il ne bronche pas, comme un vrai dur. Une branlée d’anthologie s’ensuit, avant une vengeance des Vandals, plus tard, qui se termine par l’incendie de l’établissement…
Tout cet univers à part recèle des valeurs d’amitié, d’un goût irrépressible de la liberté. Une virilité assumée, monolithique en apparence en tout cas et qui chez certains -remarque essentielle : chez certains -peut dégénérer en violence voire en barbarie…
Femme ou moto…
L’intrigue est basée sur un simple fil rouge : comment la passion de Kathy pour Benny va-t-elle évoluer ? Elle est certes aimée en retour mais la Harley est plus envahissante que la maîtresse la plus exigeante… Il l’épouse mais pas question de changer de mode de vie.
The Bikeriders © Universal Pictures / Focus Features
Hélas un jour, Cathy est présente dans un café où les Vandals ont leurs habitudes. Et quelques-uns, qui la regardent avec insistance, s’emparent d’elle pour l’emmener « passer un bon moment » (sic). Rassurons-nous : la jeune femme est sauvée in extremis par Johnny le boss, qui arrive juste à temps pour empêcher ce viol collectif, un crime que nos brutes n’imaginent certes pas comme tel.
Cathy est profondément blessée par l’incident et elle reproche vivement, à plusieurs reprises, son absence à Benny qui ne l’a pas secourue. Johnny souhaite passer la main et envisage Benny comme son dauphin comme leader. Pour commander la bande d’énergumènes, entre les idéalistes simplement fous de liberté et de «marginaliberté», et les voyous à QI d’étoile de mer. Cette créature marine dépourvue de cerveau, comme on sait.
The Bikeriders © Universal Pictures / Focus Features
Happy end ?
Benny finit par céder. Il garde sa Harley Electra Glide -souvenir ici du film de James William Guercio et Robert Blake en motard mais côté flics, Robert Blake : Electra Glide in Blue (1973). Mais il quitte la bande et s’installe en Floride avec Cathy.
Les temps changent
Un autre leitmotiv de The Bikeriders : les temps qui changent et l’ambiance du clan qui pourrit, notamment par la tête… On précise ici que Nichols a le bon goût de ne pas nous inonder de réminiscences historiques et politiques qui risqueraient de diluer le propos. On sait bien sûr que certains reviennent de la guerre du Vietnam, cela donc vers la fin.
Tom Hardy et Austin Butler dans « The Bikeriders » © Universal Pictures / Focus Features
Mais le destin, la personnalité de ces gars est un peu secrète, mystérieuse… Johnny est censé avoir un boulot mais on ne le voit jamais en cette situation : il est le chef de la bande. Les Vandals font un peu penser à des légionnaires, des types qui tournent le dos à une vie rangée et conventionnelle et n’hésitent pas à affronter des risques. Guerriers pour ces derniers, ou de violence et d’affrontements avec la loi pour les motards.
Trahison, et tout change
Un thème récurrent : on a le droit d’affronter le chef, de le défier si un conflit se fait jour. Dans ce cas, on laisse le choix à l’instigateur du duel : à mains nues ou à l’arme blanche ? De nombreux motards venus de divers coins des States veulent intégrer les Vandals. Un de ceux qui a été refoulé défie Johnny, qui accepte une bagarre d’honneur dans un parking.
The Bikeriders © Universal Pictures / Focus Features
Malgré le choix de l’arme blanche, la franche crapule, toute jeune, sort un revolver et abat Johnny à bout portant ! La lâcheté a gagné… Ce qui surprend et déçoit même : avec cette trahison et ce crime de déshonneur, il est cependant accepté comme nouveau Vandal en chef -Benny ayant décliné cette responsabilité d’un genre spécial.
Et une nouvelle ère, celle des années 70, commence, bien différente. La bande se livre dorénavant à divers secteurs de la délinquance voire du crime organisé : prostitution, trafics de drogue et autres, rackets etc. Un transfuge venu de Californie, Funny Sonny, est payé cinq dollars de l’heure pour poser avec son engin devant un cinéma projetant Easy Rider pour attirer des spectateurs !
Tom Hardy et Austin Butler dans « The Bikeriders » © Universal Pictures / Focus Features
Certains quittent les Vandals -l’un deux devenant…policier (oh la déchéance !). Il est temps qu’apparaisse le mot «fin», celle du film, d’une époque, de certaines illusions… Peut-être subsistent-elles encore en certains endroits, sous la forme originelle (en espérant moins de violence, si on me pardonne ce souhait un peu naïf et bisounours) ?
Et en musique …
Une bande-son imparable enrichit le film ! Des Stones, Cream, et Them dont Van Morrison et son vocal teigneux sur Baby Please Don’t Go convient à merveille à l’ambiance du film. Et un groupe de filles : les mythiques Shangri-Las ! Mais pas avec leur fameux Leader Of The Pack, qui semblerait pourtant un choix évident…on entend un bout de Out In The Streets.
Et puis Bo Diddley avec une évidence, le titre étant intitulé Road Runner ! I’m A Man par Muddy Waters convient parfaitement, on enfonce une porte ouverte ici. Le groupe de Ben Nichols, Lucero mais avec un titre beaucoup moins qualitatif selon moi.
Austin Butler dans « The Bikeriders » © Universal Pictures / Focus Features
Un des points les plus forts de cette BO de rêve : la version crépitante et frénétique du classique My Babe, due à un Dale Hawkins qui la sort de ses entrailles comme si sa vie en dépendait. Du rock and roll de très haute volée. My Babe alors que défilent des images de Benny lancé à toute allure sur sa Harley, sur une route déserte… Tout l’esprit de cette œuvre condensé en un court instant magnifique.
En conclusion
Nichols est un cinéaste intègre qui ne transigera jamais. Il exige le final cut et pour cela, il est prêt à renoncer à un budget pharaonique possible si cela risque d’entraver sa liberté de créateur. On précise qu’il n’est pas un motard et il a même déclaré que The Wild One et Easy Rider ne figurent même pas au panthéon de ses films préférés !
The Bikeriders © Universal Pictures / Focus Features
Mais en revanche il tient les trois premières minutes de The Outsiders de Coppola comme « sans doute les plus belles de l’histoire du cinéma » (interview Aureliano Tonet, Le Monde, 19 juin 2024). Quant à sa conception du métier, une déclaration à Olivier Lamm dans Libération du 19 juin est éclairante, édifiante et réjouissante.
« Pour Take Shelter, je voulais un budget de deux millions de dollars. Mais les conditions pour le réaliser ne me convenaient pas. J’ai fini par le faire pour 650 000 dollars, mais avec suffisamment de marge pour décider moi-même des compromis. À partir d’un certain budget, on perd une marge de manœuvre essentielle.»
Austin Butler dans « The Bikeriders » © Universal Pictures / Focus Features
Cette intégrité est loin de circuler en masse sur les autoroutes de l’industrie culturelle formatée et mondialisée… Plutôt sur des chemins de traverse, sur les sentiers de la création qui laisse à l’art et à la liberté une part qui ne se fait pas dévorer par la logique du marketing. On sait que les réalisations à budget moyen envahissent surtout les séries aujourd’hui.
Même si Nichols n’est pas opposé par principe à s’atteler à une série, il estime cependant -même interview-que « les gens qui travaillent pour les plateformes ont une incompréhension fondamentale de ce qui fait la valeur des films ». Double exception tout de même à ce jugement pour un Scorcese qui, chez Netflix, reste un grand cinéaste et très cher !
L’affiche québecoise du film © Universal Pictures / Focus Features
Ajoutons que le livre The Bikeriders est paru en édition française en 2014 aux éditions du regretté Xavier Barral. Un petit fun fact : le film est sorti au Québec sous le titre Les Motards…le même titre qu’un film français de 1959 -hélas invisible -de Jean Laviron avec l’ineffable Roger Pierre en chef d’une bande de motards !
The Bikeriders à aller voir à toute allure, sans brûler des feux rouges en enfilade comme Benny ! Avec même les prénoms qui semblent choisis avec une référence -Johnny le chef de bande, comme Brando dont l’amoureuse s’appelait Cathie… Chapeau à Nichols et à toute cette bande, bande-son incluse !
Bande-annonce en ANGL, sous-titrée FR :
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