Il fait beau ce matin avenue Van Volxem à Bruxelles et le soleil brille aussi à l’intérieur de la Fondation A Stiching où Astrid Ullens de Schooten, lumineuse dans son manteau jaune d’or, nous accueille avec enthousiasme pour la présentation de l’exposition « Lignes d’ombres » consacrée à Graciela Iturbide. Je ne le sais pas encore mais je vais être subjuguée par cette photographe considérée comme l’une des plus importantes en Amérique Latine et qui arrive directement du Mexique pour découvrir cet espace avec nous. Je vous invite à voyager vous aussi à travers ses photographies du 21 janvier au 2 avril.

Un accueil solaire à La Fondation A

Quelques mots de la fondatrice

Astrid a imaginé ce lieu au retour d’un séjour humanitaire en Afghanistan en 2009 où l’absence de structures éducatives et le dénuement de la jeunesse face à un intégrisme menaçant l’avaient frappée. Elle se promet d’ouvrir un lieu à vocation pédagogique dès son retour et choisit le support de l’image photographique qui lui semble particulièrement adaptée au jeune public. Des photographes viendront exposer dans sa fondation, échangeront et travailleront avec les enfants et adolescents des établissements scolaires environnants. 

Ingrid me parle de son projet qui a vu le jour en octobre 2012 avec les yeux qui pétillent, elle me raconte comment Alexis Fabry, commissaire de l’exposition et ami de longue date lui a présenté Graciela Iturbide quelques années auparavant et comment le rêve de l’accueillir dans sa fondation est devenu réalité.

Quelques mots du commissaire de l’exposition

Alain Fabry, le commissaire de l’exposition est particulièrement ému de recevoir celle qui lui a donné le goût  de la photographie alors qu’il était coopérant au Mexique. Devenu spécialiste de la photographie latino-américaine, il a fondé depuis les Editions Toluca avec Olivier Andreotti et a multiplié les expositions dont celle consacrée à Graciela Iturbide à la fondation Cartier pour l’Art Contemporain l’année dernière. 

Il évoque avec admiration et tendresse l’œuvre de l’artiste mexicaine dans laquelle il distingue deux versants. La première époque démarre dans les années 70 et se termine en 1990 lorsqu’elle effectue un reportage au Sud des Etats-Unis, point de bascule dans sa création ; puis une seconde époque se déroule des années 90 jusqu’à aujourd’hui, « les images se dépeuplent et glissent vers l’abstraction, son travail se radicalise et devient de plus en plus minéral. ». Graciela Iturbide ne renonce pas à la figure humaine mais les paysages s’imposent à elle.

L’accrochage des photos suit cette logique, deux salles reflétant les deux époques sont séparées par un mur portant la série sur le Sud des Etats-Unis. Ni titres ni légendes pour laisser toute sa place à l’image, tel est le parti-pris de la Fondation dont l’équipe fournit un livret bien documenté sur les œuvres. Et le voyage peut commencer…

« Lignes d’ombre »

Graciela Iturbide est née en 1942 à Mexico et a commencé la photographie au début des années 1970 alors qu’elle était étudiante et assistante de Manuel Álvarez Bravo qui devint son mentor. Henri Cartier-Bresson qu’elle rencontre en Europe l’influence également beaucoup mais c’est son professeur qui la familiarise avec la culture traditionnelle de son pays. Après la perte de l’un de ses trois enfants et son divorce, elle se consacre entièrement à son art.

Elle voyage à travers le monde et particulièrement en Amérique latine où elle photographie de nombreuses femmes notamment dans le nord du Mexique au sein du peuple Seri dans le désert de Sonora puis à Juchitán de Zaragoza, dans la région de Oaxaca pour étudier la culture zapotèque.

On parle à son sujet d’« anthropoésie » terme plus pertinent que « le réalisme magique » dont elle s’est éloignée ; elle associe en effet l’aspect documentaire à une certaine austérité qui gomme toute forme de mise en scène mais laisse libre cours à un regard empreint d’humanité. À l’instar d’Henri Cartier-Bresson, elle évoque « l’instant décisif », celui où un sujet l’interpelle et la pousse à appuyer sur le déclencheur.

Graciela Iturbide

J’ai besoin d’être surprise, s’il n’y a pas de surprise, il n’y a rien.

Graciela Iturbide

Être lauréate de nombreux prix dont le prix W. Eugene Smith en 1987, de ceux de la Fondation Hasselblad en 2008 et du Centre international de la photographie en 2014 ne l’empêche pas de garder cette attitude humble et bienveillante qu’ Alain Fabry appelle sa « modestie militante » et qui la rend extrêmement touchante. Et même si ses clichés sont tous en noir et blanc et peut-être parce qu’ils le sont (elle n’a réalisé qu’une série en couleurs qui n’est pas exposée ici), l’exposition baigne dans un bain chromatique aux accents chauds et cuivrés.

Quand je lui ai confié voir en elle une Lévi-Strauss au féminin, elle m’a serré la main et assuré qu’aucun compliment ne pouvait lui faire plus plaisir ! Il faut dire que Graciela Iturbide explique les circonstances de chacune de ses photos en évoquant ses sujets avec une empathie certaine, elle développe les différents rituels photographiés en détaillant leurs origines et leurs modalités. Jamais elle ne prend un cliché sans autorisation et chaque photo est le fruit d’un émerveillement instantané qui transparaît dans l’image et lui donne sa particularité.

Quelques clichés

Los que viven en la arena (1978) 

Graciela Iturbide ne se souvient pas avoir pris cette photo, les Indiens Seris du désert de Sonora l’avaient entraînée à leur suite pour lui montrer des peintures rupestres et elle a découvert ce portrait sur une planche-contacts au moment du choix des images. Elle était à l’époque immergée dans la communauté à la demande des Archives ethnographiques de l’Institut national indigène de Mexico et multipliait les portraits de ses membres. Cette femme apparaît comme un spectre à la frange du désert, armé d’un magnétophone comme partant à la découverte d’un autre monde, peut-être un de ces territoires intermédiaires qui fascinent la photographe.

Juchitán de las mujeres (1979-1989) 

C’est son ami, le peintre et sculpteur Francisco Toledo qui invite Graciela Iturbide à se rendre dans cette ville devenue un haut-lieu culturel où ont séjourné Diego Rivera et Frida Khalo, Tina Modotti et où elle retrouve Cartier-Bresson. La photographe se passionne pour les Zapotèques, leurs traditions et elle s’immerge à plusieurs reprises dans cette communauté où les femmes tiennent une place essentielle : elles sont chefs de famille et détiennent le pouvoir économique. La série commencée en 1979 et poursuivie jusqu’en 1988 donnera lieu à la publication d’un livre en 1989. 

Cette photographie est sans doute la plus connue de l’artiste. Quand elle la croise dans un marché, Graciela Iturbide demande à cette marchande d’iguanes si elle peut la photographier. Une seule des douze prises conviendra à la photographe et traduira la noblesse qu’elle a discernée dans son sujet. 

« Cette photo a voulu voler seule » dit-elle pour commenter le statut d’icône de cette image qui a aujourd’hui envahi l’espace public sur différents supports et que l’on  surnomme « la medusa juchiteca ». Excellente illustration de la dépossession de l’artiste par un public qui prend possession d’une image hors du champ artistique pour l’associer à ses pratiques. Graciela Iturbide nous renvoie alors à l’analyse de Clément Chéroux, directeur de la Fondation Cartier-Bresson, qui étudie le phénomène dans « Vernaculaires ; Essais d’histoire de la photographie ».

Ce cliché d’une scène de la vie quotidienne présente un muxe au milieu des femmes. Les muxes sont des hommes qui s’identifient à des femmes, un troisième sexe reconnu et célébré depuis l’époque précolombienne. On pense dans la culture zapotèque qu’ils ont des dons intellectuels et artistiques particuliers, ils sont non seulement acceptés mais très bien intégrés et ont une place définie auprès des femmes de la communauté.

Naturata, (1996 – 2004)

Francisco Toledo avait incité Graciela Iturbide à visiter le jardin botanique d’Oaxaca en restauration et elle avait ressenti une grande empathie pour les végétaux couverts de voiles et de filets, enveloppés dans des sacs de Jutes et soutenus par des tuteurs de fer.

« C’était comme un hôpital peuplé de cactus, un jardin en thérapie »

Le reportage qui en résulte est fascinant, les cactus ont envahi le champ de vision et se muent en sculptures. C’est la même mutation qui la conduit à s’intéresser aux paysages, aux objets et aux animaux, souvent des oiseaux, plutôt qu’aux gens aux États-Unis d’abord puis en Inde dans les années 1990 et 2000.

« J’étais alors dans une nouvelle recherche de paysages, d’objets, qui était totalement contraire à ma démarche antérieure, fondée sur le contact avec les gens. J’ai commencé à voir des choses que je n’avais jamais vues auparavant, sur lesquelles je ne m’arrêtais pas. »

Il est des rencontres que l’on n’oublie pas, qui vous marquent pour toujours. J’ai fait une de ces rencontres magiques ce matin en la personne de Graciela Iturbide, une femme merveilleuse, une photographe féministe, humaniste, peuplée de toutes ces âmes qu’elle n’a pas volées mais auxquelles elle a donné l’éternité à travers ses clichés. Une étoile mexicaine dans le ciel de Forest.

Informations pratiques

Graciela Iturbide « Lignes d’ombre »
Du 21 janvier au 2 avril 2023

Fondation A, 304 Avenue van Volxem
1190 Bruxelles
tél: +32 (0)2 502 38 78
info@fondationastichting.be