Il y a quelques semaines, le hasard a mis entre mes mains un petit livre dont le bandeau que je n’avais pas observé attentivement m’avait attirée, sans doute en raison de la présence d’un enfant. Le titre, Voyage au bout de l’enfance m’a incité à lire la quatrième de couverture et je suis entrée dans le monde de Rachid Benzine. Permettez-moi de vous inviter à m’y suivre…

« Nous avons tant de choses à nous dire »

Né au Maroc à Kénitra en 1971, Rachid Benzine arrive à Trappes à l’âge de sept ans et devient  à vingt-cinq ans champion de France de kickboxing. À l’issue d’études d’Histoire et d’islamologie, il enseigne à l’Institut d’études politiques d’Aix en Provence et devient chercheur associé à l’observatoire du religieux. Islamologue reconnu, il a aussi donné des cours à la faculté catholique de Louvain-la-Neuve et à la faculté de théologie protestante de Paris. Dès 1998, il met en place un échange avec un prêtre catholique aux Minguettes qui est retranscrit dans un dialogue interreligieux : « Nous avons tant de choses à nous dire ».

Désireux de mettre en garde contre le fondamentalisme, il encourage une lecture éclairée du coran et publie Le coran expliqué aux jeunes aux éditions du seuil en 2013. Très choqué par les attentats parisiens de 2015, il imagine un dialogue sous forme de lettres entre un père et sa fille partie faire le djihad. Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ? , ensuite adapté au théâtre sous le titre Lettres à Nour, interroge l’incompréhensible et tente de sonder les motivations qui poussent de jeunes individus à risquer leur vie et à prendre celle des autres.

Il aborde la même question dans son dernier roman mais  écrit cette fois à la hauteur d’un enfant qui pose sur les actes les plus abjects du monde adulte qui l’entoure, le regard de l’innocence .

Un héritier des lumières

Islamologue brillant et penseur émérite, Rachid Benzine aurait pu s’en tenir au genre argumentatif des publications universitaires convenues mais il a fait le pari du roman pour toucher davantage de lecteurs, qui pourraient se projeter et prendre conscience des tragédies contemporaines se déroulant sous leurs yeux. Au roman épistolaire dont nous avons parlé précédemment et à l’histoire du petit Fabien, sur laquelle nous reviendrons ensuite, viennent s’ajouter deux autres textes : Ainsi parlait ma mère et Dans les yeux du ciel en 2020 .

Le premier évoque avec délicatesse et pudeur la relation entre un fils dévouée à sa  mère devenue dépendante. Il lui lit régulièrement, à sa demande, La peau de chagrin de Balzac sans comprendre pourquoi cette mère, illettrée, lui réclame inlassablement l’histoire d’un homme prêt à mourir pour voir ses rêves réalisés. Peut-être l’ultime recommandation d’une mère à son fils…

Le deuxième réalise une immersion dans la révolution de jasmin, nous sommes les témoins des soulèvements, de la répression et de ce qui aurait pu être une libération à travers le regard d’une femme, incarnation de toutes les contradictions et de tous les excès d’une société en perdition. Le corps de la prostituée devient une allégorie du peuple et c’est sa voix que l’on entend dans le cri de Nour.

Rachid Benzine témoigne, dénonce et retrouve, ce faisant, une des fonctions fondamentales de la littérature que n’ont cessé d’illustrer nos grands philosophes et qu’il résume dans plusieurs entretiens en ces termes : « la littérature est une rhétorique du sensible au service du sens ».

Un drame qui dure

Tout va bien pour Fabien, petit élève en CM2 à l’école de Sarcelles, amoureux des mots et de la poésie de Jacques Prévert. Tout va bien jusqu’à ce que ses parents décident de l’emmener en voyage. Les voyages, Fabien aime ça mais cette fois, ce ne sont pas des vacances…

Les parents de Fabien ont décidé de rallier l’État Islamique loin des parties de sept familles avec mamie et des clowneries de papy. Et tant bien que mal, Fabien devenu Farid s’adapte, il joue au foot et il écrit des poèmes, il va à l’école coranique aussi. Il travaille tellement bien qu’il est admis à l’école des lionceaux du califat et petit à petit il découvre la dure réalité des enfants soldats. Sa situation devient encore plus compliquée après la mort de son père en martyr. Il a perdu toute son insouciance quand il arrive au camp de Al-Hol en Syrie Kurde et l’enfer ne fait pourtant que commencer…

En adoptant le point de vue d’un enfant victime de la folie des adultes, Rachid Benzine écrit  un texte poignant qui nous rappelle que de nombreux enfants croupissent aujourd’hui encore sous des tentes de fortune, les pieds et le cœur dans la boue. Les mots, les images et les discours ont banalisé leur calvaire et nous l’ont presque rendu supportable, à nous qui en sommes si loin. Le portrait du petit Fabien leur donne un visage et nous aide à comprendre un quotidien, définitivement inadmissible.

La poésie pour conjurer la haine

Dans le récit de Rachid Benzine, le petit garçon se réfugie dans la poésie. Il écrit et réécrit les poèmes de Jacques Prévert, il en invente d’autres où il raconte le monde d’avant, celui des grands-parents, des copains et de l’école, un monde heureux où on n’égorge pas les chiens, où on n’affame pas les enfants, où on ne pend pas les mamans… le monde normal d’un petit garçon de six ans.

« Les poèmes ça a pas besoin de la vérité. Les poèmes ça existe pour faire plus beau que la réalité. Maman pleure souvent quand je lui lis mes poèmes à sa gloire. Alors je lui écris aussi des poèmes qui font rire. Et des poèmes qui font tout oublier. Qui parlent d’un monde qui n’existe pas mais où on aimerait bien habiter. Où on serait heureux. » 

Le portrait de l’écrivain avec son nom en lettres capitales surmontant une question : « L’amour et la poésie suffiront-ils à conjurer la haine ? » accompagnent le roman sur un encart publicitaire qui occupe un mur du métro dans la station La chapelle. Je distingue maintenant nettement les barbelés et le mirador de l’univers concentrationnaire dans lequel est figé un petit garçon dont le visage sans expression est tourné vers ce qui ressemble à un boulet.

Je pense alors à tous ceux qui croiseront le regard bienveillant de l’auteur et je me prends à rêver que la fiction permettra aux hommes de transformer la réalité pour rendre le monde meilleur.


Bibliographie (non exhaustive)

Nous avons tant de choses à nous dire/ Pour un vrai dialogue entre chrétiens et musulmans (avec Christian Delorme) Albin Michel, 1997
Les Nouveaux Penseurs de l’islam. Albin Michel, 2004
Le Coran expliqué aux jeunes, Paris, Le Seuil, , 2013
Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ? Paris, Le Seuil 2016
Lettres à Nour, 2019
Des mille et une façons d’être juif ou musulman, Seuil, 2017 (avec Delphine Horvilleur)
Ainsi parlait ma mère, Le Seuil, 2020
Dans les yeux du ciel, Le Seuil, 2020
Voyage au bout de l’enfance, Le Seuil, 2022