Voici le(s) portrait(s) d’une femme humble et secrète, nounou bienveillante et magique pour les enfants dont elle s’occupait, originale, une artiste cachée ayant la passion discrète de la photographie mais qui n’avait pas l’argent nécessaire pour développer ses clichés. Une œuvre invisible jusqu’à récemment. Un véritable personnage de roman.

C’est un beau roman, c’est une belle histoire que la vie de Vivian Maier. Une occasion unique vous est offerte de la découvrir à l’exposition que BOZAR lui consacre à Bruxelles jusqu’au 21 juillet.

L’œuvre de l’artiste se focalise sur l’ombre et le reflet. On me pardonnera donc les clichés que j’ai fait de ses photographies, clichés dans lesquels on aperçoit mon propre reflet et celui des personnes qui visitent l’exposition. Nous sommes là au cœur de la démarche artistique de Vivian Maier, elle ne m’en voudra donc pas, et vous non plus je l’espère. C’est un hommage.

Moitié Française, moitié Autrichienne, 100 % Américaine

Sa mère française, Marie Jaussaud, quitte les verts alpages de son pays pour s’installer à New-York dans les années 1910, ville où elle retrouve sa propre mère qui l’y avait précédée pour trouver du travail. Elle épousera à New-York un émigré autrichien, Charles Maier, employé de droguerie, et c’est à New-York que naîtra la petite Vivian Maier en 1926.

Au moment du divorce de ses parents, elle habitera un temps dans le Bronx chez une amie de sa mère, Jeanne Bertrand, une Française émigrée comme elle, originaire de la même vallée de Champsaur dans les Alpes. Jeanne est une photographe connue et c’est probablement elle qui initiera la jeune Vivian à cet art qui jouera un rôle essentiel dans sa vie.

Ainsi Vivian naît dans une famille d’émigrés sans le sou et, malgré quelques petits héritages reçus en France, elle n’aura jamais assez d’argent pour développer ses photos. Raison pour laquelle son œuvre ne fut découverte que récemment dans les circonstances extraordinaires que nous allons voir.

À 25 ans, ne sachant quel métier exercer pour vivre, elle s’engage comme nounou auprès d’une famille américaine de Southampton, NY. Elle avouera ne pas avoir une passion particulière pour ce métier, néanmoins elle l’exercera toute sa vie, et avec beaucoup de cœur. Mais très tôt sa véritable passion s’affirme, c’est la photographie.

Elle possède des appareils dès l’adolescence et à 26 ans elle s’offre un magnifique Rolleiflex, célèbre appareil à double lentille de fabrication allemande. Pour faire la photo, on le porte à hauteur du ventre et on regarde l’objectif à partir du haut, en baissant la tête. Cela participe beaucoup à la posture humble de Vivian Maier sur nombre de ses selfies, souvent la tête baissée.

D’origine étrangère et pourtant américaine de nationalité, Vivian Maier est dans une quête d’identité et d’affirmation de soi, malgré ou à cause de sa modeste condition de nanny.

Reine du selfie

Elle photographie des sujets anonymes de la rue, des passants de toutes conditions. Mais son sujet de prédilection, c’est elle-même. Reine du selfie mais ne pouvant pas tendre le bras comme aujourd’hui pour se photographier elle-même, elle utilise le subterfuge qui consiste à photographier son reflet dans une vitrine, dans un miroir, dans l’eau, dans les phares d’une voiture, un enjoliveur, un plat en argent, dans tout ce qui la reflète.

Il en ressort un effet poétique certain, une déformation de l’image qui amène souvent le sujet à se tordre, à se fondre, à disparaître jusqu’à ne plus être qu’une ombre. C’est davantage un exercice d’humilité que la proclamation d’un moi triomphant tel que pratiqué de nos jours.

Cet exercice de déconstruction de sa propre image et de son effacement, en opposition à la  reproduction fidèle de l’original, amène inéluctablement Vivian Maier à photographier la plus simple expression d’elle-même : son ombre. 

C’est une manière de se mettre en scène bien dans le goût de cette personnalité discrète mais forte. Elle affirme sa présence sans l’imposer. On peut croire qu’elle est absente de l’image alors qu’elle habite tout l’espace, subtilement, sans narcissisme.

À partir de 1956 Vivian Maier est engagée auprès de la famille Gensburg de Chicago où elle passera de longues années à s’occuper de leurs trois fils : John, Lane et Matthew. Elle y dispose d’une salle de bain personnelle qui lui servira aussi de chambre noire pour développer ses photos, quand ses maigres moyens le lui permettent. La très grande majorité de ses clichés resteront sous forme de films non développés.

Quand ces enfants seront devenus adultes elle travaillera pour d’autres familles comme nounou, emmenant ses archives photographiques partout avec elle. À une famille qui désire l’engager elle prévient : « Je dois vous dire que je viens avec ma vie, et ma vie est dans des cartons ».

La pauvreté, la chute, la mort

Retraitée et vivant pauvrement, elle loue un espace dans un garde-meubles pour y entreposer plus de 200 caisses de films, photos, appareils photographiques et archives. En décembre 2008 elle glisse sur une plaque de verglas et se fracasse la tête. Les trois frères Gensburg, qui n’ont jamais oublié la merveilleuse Mary Poppins qui a enchanté leur enfance,  accourent à son chevet et paient les soins médicaux, mais la vieille dame meurt le 20 avril 2009. Ce sont eux qui publieront cette émouvante annonce nécrologique :

« Vivian Maier, originaire de France et fière de l’être, résidente à Chicago depuis ces cinquante dernières années, est morte en paix lundi. Seconde mère de John, Lane et Matthew. Cet esprit libre apporta une touche de magie dans leur vie et dans celles de tous ceux qui l’ont connue. Toujours prête à donner un conseil, un avis ou à tendre une main secourable. Critique de film et photographe extraordinaire. Une personne vraiment unique, qui nous manquera énormément et dont nous nous souviendrons toujours de la longue et formidable vie. »

La renaissance

Autoportrait, New York, 1954 ©Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY

Ce que les trois frères ignorent, c’est que depuis plus de deux ans la vieille dame ne payait plus la location de son garde-meuble. Le propriétaire de celui-ci a mis ses affaires en vente aux enchères pour libérer la place et se rembourser un peu. Fin 2007 ce sont trois acheteurs différents qui acquièrent chacun une partie des caisses proposées à la vente.

Parmi eux John Maloof, un jeune agent immobilier de 25 ans et président d’une société historique locale qui espère y trouver des photos anciennes d’un quartier de Chicago sur lequel il écrit. Déçu, il ne trouve pas ce qu’il recherche dans la multitude de photos qu’il a acquise, et il se met à regretter les 400 $ qu’elles lui ont coûté.

Il décide de les vendre à la pièce sur eBay, imitant en cela un des autres acheteurs. Un professeur d’art attire son attention sur la valeur artistique des clichés. Maloof rachète au second enchérisseur son stock et se retrouve à la tête d’une collection de plus de 100 000 négatifs ! Avec les 20 000 qui sont maintenant la propriété de Jeffrey Goldstein, collectionneur d’art à Chicago qui les a rachetés au troisième enchérisseur, il y a à ce jour environ 120 000 clichés de Vivian Maier connus.

Autoportrait ©Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY

La photographe devient rapidement célèbre après sa mort, ses clichés sont exposés dans de nombreux pays de par le Monde. La question de la sélection des œuvres choisies, parmi une telle quantité, est un sujet de polémique car ce n’est pas l’artiste qui a décidé de ce qu’elle expose mais le propriétaire de la collection qui la fait connaître. Nous n’avons donc pas le choix personnel de l’artiste mais celui d’un intermédiaire.

Paris a inauguré il y a quelques mois une Rue Vivian-Maier dans le 13ème arrondissement. Bruxelles l’expose en ce moment. Étrange parcours que celui d’une femme discrète de son vivant, exposée au Monde entier après sa mort.

Vivian Maier n’a jamais recherché la gloire. Elle est le contre-exemple de la mode actuelle du selfie, par lequel des inconnus se font valoir en espérant des likes, elle qui resta volontairement toute sa vie dans l’ombre et qui, paradoxalement, connaît une gloire posthume. Ce style réservé malgré un travail de grande qualité porte un nom : l’Elégance.