Voltaire éparpillé façon puzzle
Le pauvre Voltaire ne pensait sans doute pas que son corps deviendrait un puzzle, éparpillé en plusieurs endroits. Mort entouré du respect de ses contemporains, il espérait sans doute jouir d’un repos éternel, et en un seul morceau, mais les admirateurs du philosophe en ont décidé autrement.
Voltaire a connu une gloire mondiale de son vivant. Mais c’est de sa mort qu’il sera question ici. D’un tempérament sec et bilieux, Voltaire est atteint depuis quelques années d’un cancer de la prostate ; on ne le saura que plus tard avec les résultats de l’autopsie. Il fait un retour triomphal à Paris au début de 1778, mais la maladie le ronge et les souffrances deviennent insupportables. Drogué à l’opium pour soulager les douleurs, il finit par s’éteindre « comme une chandelle » le 30 mai chez son ami le marquis de Villette chez qui il résidait, au coin de la Rue de Beaune et du Quai des Théatins. Ce quai sera renommé Quai Voltaire en 1791 en l’honneur de l’écrivain. C’est le marquis de Villette lui-même qui décide en pleine révolution de renommer ainsi cette voirie, et il y appose une plaque de sa propre initiative. Son initiative sera par la suite officialisée.
Le cœur pour le marquis
Charles de Villette (1736-1793) accomplit les volontés de Voltaire qui voulait être autopsié. Il mande pour cette opération un apothicaire qui habitait à côté, un certain Mitouart, qui procède à l’opération. C’est grâce au rapport d’autopsie que nous en savons plus sur les raisons de la mort du philosophe. Villette lui demande d’extraire le cœur de son ami qu’il décide de garder par devers lui. Il le gardera dans un coffret en vermeil sur lequel il fait graver : « Son esprit est partout, et son cœur est ici ». Il l’exposera dans le château de Ferney, propriété de Voltaire qu’il rachètera à la succession. Il y aménage dans l’ancienne chambre de l’écrivain une sorte de mausolée, dont les murs sont ornés de quarante-et-un portraits de ses amis qui veillent sur lui.
La bibliothèque de Voltaire est quant à elle achetée par l’Impératrice Catherine la Grande, grande admiratrice du philosophe. Elle la fait transporter de Ferney à Saint-Pétersbourg, où elle se trouve toujours, remontée à l’identique. C’est la seule bibliothèque encore complète d’un auteur du XVIIIe siècle, les livres y ont été disposés exactement dans le même ordre qu’à Ferney. On y trouve, comme à Paris, la sculpture de Voltaire assis par Houdon! Hélas, Ferney est un gouffre financier et Villette sera obligé de le revendre en 1785. Il ramènera ensuite le cœur dans son appartement de la Rue de Beaune à Paris.
Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis, et en détestant la superstition.
Voltaire à son secrétaire Wagnière, 1778
Le cerveau pour l’apothicaire
M. Mitouart n’est pas en reste et réclame le cerveau de Voltaire, pour prix de ses bons services. Villette a mauvaise grâce à le lui refuser, s’étant lui-même déjà servi. Voici donc un nouveau morceau du pauvre Voltaire qui se sépare du reste de sa dépouille, et atterrit chez l’apothicaire dans un bocal. Il deviendra l’attraction principale de l’officine et sera exposé aux regards des curieux. Son fils veut en faire don en 1799 à la Bibliothèque nationale. Le Directoire refuse. De nouvelles propositions sont faites en 1830 et 1858, suivies de nouveaux refus. Il échoue en 1924 à la Comédie française à laquelle il aurait été cédé par une descendante des Mitouart contre deux fauteuils d’orchestre. Il y est toujours, placé dans le socle d’un statue de Voltaire par Houdon, encore le même sculpteur.
Et ce qui reste ira à la Nation
Que faire des illustres restes qui demeurent ? On a un moment craint que Voltaire ne soit jeté à la fosse commune, en raison de son irréligion. Un certificat attestant qu’il s’est confessé in articulo mortis permettra son enterrement dans un tombeau. Le neveu de Voltaire, l’abbé Mignot, décide de prendre l’Église de court et d’enterrer son auguste oncle en urgence, avant qu’une probable décision de surseoir à l’enterrement n’intervienne quand même. Il faut faire vite. Dès le lendemain de sa mort, le 31 mai, on embaume Voltaire, on l’habille et on le transporte discrètement à l’abbaye de Sellières dont le neveu est l’abbé commendataire. Pour ce dernier voyage on installe le cadavre en position assise dans un carrosse, ficelé et tenu par un serviteur, afin qu’il ne se renverse pas. C’est dans cet équipage improbable et macabre que le corps arrive à l’abbaye où il est enterré chrétiennement illico presto.
Onze ans plus tard, en 1789, l’Assemblée constituante nationalise les biens du clergé, et l’abbaye doit être vendue. On risque de perdre le corps de Voltaire. Son fidèle ami Villette, toujours lui, se dévoue pour créer un Panthéon des Grands Hommes, c’est son idée, et il choisit à cet effet l’église Sainte-Geneviève. La proposition est acceptée, et Voltaire est « panthéonisé » le 11 juillet 1791, juste après Mirabeau. Mais comme ce dernier est très vite retiré du Panthéon, Voltaire se retrouve être aujourd’hui le plus ancien locataire des lieux.
Je vois la mort au bout de mon nez.
Voltaire à d’Alembert
Un cœur qui trône au milieu des livres
Le cœur qui appartenait au marquis de Villette est transmis à ses héritiers, jusqu’à ce qu’en 1859 son descendant le lègue au comte de Chambord, le prétendant légitimiste au Trône de France. Étrange et encombrant héritage pour cet ultra-catholique. D’autres descendants font un procès contre la succession afin de récupérer le cœur, et ils le gagnent en 1864. Aussi font-ils don du cœur à l’empereur Napoléon III, qui l’offre à la Bibliothèque nationale. Il est placé dans une cavité sous la sculpture de Voltaire assis par Houdon et est considéré « propriété de la Nation ». Décidément Houdon est à la mode pour y placer les restes du philosophe !
De temps en temps on va y jeter un petit coup d’œil. En 1924 le directeur de la BnF, Pierre Roland-Marcel, décida de mettre cette statue de Voltaire à l’honneur, et la fit déplacer. On en profita pour ouvrir la cachette qui est dans le socle. Le cœur était bien là, sous un vieux chiffon, avec l’inscription « Cœur de Voltaire remis à la Bibliothèque impériale par les héritiers du marquis de Villette ». On y adjoignit un nouveau procès-verbal des opérations, et on referma le tout.
En 2010, nouveaux travaux, nouvelle ouverture. Voici ce qu’en dit la site de la BnF : « En 2010, on déplaça la statue pour mener à bien les travaux de la phase 1 du Projet Richelieu. Une odeur forte se fit alors sentir, et on lança aussitôt une enquête sur l’état du cœur du philosophe : la solution alcoolisée avait visiblement fui. Le reliquaire fut pris en charge par le laboratoire de la BnF et l’on procéda à un nouveau traitement de conservation. Le cœur put ensuite réintégrer le socle de la statue, replacée en 2016 dans le salon d’honneur du site Richelieu, où les visiteurs peuvent à nouveau s’émouvoir de sa présence ».
Un scénario de roman
Luis López Nieves est un écrivain portoricain, également professeur à l’Université du Sacré-Cœur à San Juan, capitale du Porto-Rico. Il a écrit en 2005 le premier roman épistolaire par courriels, Le Cœur de Voltaire, qui traite justement de cette question de l’éparpillement. En voici l’intrigue.
« Lancée à la cantonade par le Président du Brésil au cours d’une réception à l’ambassade de France, une question insolite va mobiliser les forces intellectuelles et politiques françaises. Où se trouve la dépouille de Voltaire, profanée il y a plus d’un siècle ? Seul le cœur du philosophe résiderait dans la bibliothèque nationale de Paris, affirmation qu’il reste à établir. Professeur de génétique en Sorbonne, le Docteur Roland de Luziers relève ce défi. Sur sa route, les obstacles et les surprises se multiplieront et ses découvertes bouleverseront l’historiographie du grand homme et avec lui de tout son siècle ».
A côté du Quai Voltaire se trouve le Quai de Conti. Découvrez notre hommage au secrétaire perpétuel de l’Académie française, Madame Hélène Carrère d’Encausse.