Alfred Dreyfus, vérité et justice
Il est des noms propres qui, à eux seuls, résument une époque, un mouvement, une idée, au point que, le temps passant, l’homme qui le porta, ce nom propre, s’efface devant le mythe : tel est le cas de Dreyfus.
L’exposition que propose le MAHJ se propose, précisément, de retrouver la vie, l’épaisseur de vécu, la chair de l’homme, Alfred Dreyfus. Voici presque vingt ans, en 2006, dans le même musée, une précédente exposition s’intitulait « L’affaire Dreyfus » et s’intéressait, quasi exclusivement, aux méandres judiciaires d’une accusation aux forts relents d’antisémitisme. Celle qui nous est proposée, à partir du 13 mars, s’intitule « Alfred Dreyfus » : retour à l’homme.

Madame Dreyfus, 1898, par Maurice Feuillet (1873-1968) © photo Alain Girodet / MAHJ
L’affaire, on la connaît. Elle nous a été, à maintes reprises, racontée et chacun a conscience (quoique, parfois, il en est qui doutent encore) qu’à ce stade de mensonge, de dissimulation et de manipulation, on ne peut plus parler d’«erreur judiciaire » mais véritablement d’un « crime d’état ».

« Arrestation de Ravachol », dans Le Petit Journal du 16 avril 1892, par Henri Meyer (1841-1899) © photo Alain Girodet / MAHJ
Il est obligatoire, bien entendu, que l’exposition revienne sur les données de l’affaire. On savourera, par exemple, de voir figurer, parmi les pièces présentées, le fameux « Diagramme dit « redan » d’Alphonse Bertillon », daté de 1894, pièce par laquelle Bertillon (1835-1914), chef de l’identification judiciaire, considéré comme le père de la police scientifique, prétendait démontrer la culpabilité de Dreyfus. Si, d’après Bertillon, le célèbre « bordereau » ne pouvait être attribué qu’à Dreyfus, c’était parce que l’écriture qui y figurait ne ressemblait pas du tout à celle de Dreyfus. Bertillon proposait sa théorie de l’auto-forgerie : l’écriture était différente parce que Dreyfus l’avait contrefaite. On admirera la scientificité de la démonstration !

Le commandant Esterhazy, 1898, par Maurice Feuillet (1873-1968) © photo Alain Girodet / MAHJ
Mais surtout, l’exposition restitue l’homme, Dreyfus, dans son époque car, dans cette affaire, on a trop souvent néantisé l’accusé. On l’a trop souvent présenté comme une sorte de co-responsable : à en croire les portraits dressés par les accusateurs, Dreyfus se serait montré l’idéale victime expiatoire, le mouton complaisant et docile qui accepte les ciseaux du tondeur et le couteau du boucher. Or, s’il est exact qu’Alfred Dreyfus était timide, pudique et réservé, s’il est vrai qu’il raisonnait en scientifique et en militaire, avec logique et méthode, en revanche, jamais il ne cessa de proclamer son innocence et de chercher les preuves de celle-ci. L’armée accusait Dreyfus mais celui-ci n’a jamais assumé cette culpabilité.

« Candidat antisémite », un argument électoral © photo Alain Girodet / MAHJ
Alfred était Juif alsacien, fils d’un couple qui avait fièrement opté pour la nationalité française en 1871, et lui-même, s’il avait épousé une jeune fille de la communauté juive, ne fut jamais pratiquant. L’idéal de Dreyfus était le métier des armes, son idéal était celui de la Mère Patrie, et lorsque, bien longtemps après la réhabilitation, la France fut prise dans la tourmente de la Grande Guerre, il partit, accompagné de son fils Pierre, combattre au Chemin des Dames. Oui mais : même s’il était non-observant, Alfred Dreyfus demeurait juif, et, dans la France d’alors, ce statut seul était problématique.

« Boule de Juif » © photo Alain Girodet / MAHJ
Nous sommes à la fin du XIXe siècle, l’époque est dite belle : les élégantes peintes par James Tissot (Evening 1878) peuplent les soirées et Loïe Fuller danse à moitié nue aux Folies Bergères (Jules Chéret Folies Bergère La Loïe Fuller 1893). L’époque n’est pas que belle, elle est également rude : les attentats anarchistes mènent à l’instauration des lois scélérates (Henri Meyer L’arrestation de Ravachol 1892) ; les scandales politico-financiers, dont celui de Panama, se succèdent ; Le général Boulanger tente un maladroit coup d’état ; les ouvriers, las de leurs salaires de misère, mènent de grandes grèves (Jules Adler La grève au Creusot 1899).

« La France juive », le best-seller de Drumont © photo Alain Girodet / MAHJ
A cette agitation généralisée, on cherche des coupables. Edouard Drumont croit les avoir identifiés et les désigne dans son pamphlet à succès (114 éditions en un an !) : La France juive. L’antisémitisme se répand en France, ainsi que s’en étonne le Suisse Félix Vallotton en arrivant (Le couplet patriotique 1893). On est antisémite sans masques, on s’en amuse, on s’y complait. On se bat en duel pour défendre ses idées racistes. Edgar Degas, lui-même, lorsqu’il peint Le général Mellinet et le grand rabbin Astric (1871), déforme les traits du rabbin, en allonge le nez, selon les normes de la caricature la plus grossière.
« Le voici devant moi, à l’instantané du passage, l’œil sec, le regard perdu vers le passé, sans doute, puisque l’avenir est mort avec l’honneur. Il n’a plus d’âge. Il n’a plus de nom. Il n’a plus de teint. Il est couleur traître. Sa face est terreuse, aplatie et basse, sans apparence de remords, étrangère à coup sûr, épave du ghetto. » Alphonse Daudet

« Émile Zola sur le banc des accusés », lors de son procès, 1898, par Maurice Feuillet (1873-1968) © photo Alain Girodet / MAHJ
Cet antisémitisme, Alfred Dreyfus l’a déjà rencontré, dès l’Ecole de Guerre, si bien que, lorsqu’en 1894 le fameux bordereau viendra confirmer qu’il y a un traître à l’Etat-major des Armées, il paraît évident pour tout le monde que ce ne peut être qu’un Juif. Et personne en France, jusqu’en 1897, jusqu’aux premières recherches menées par Bernard Lazare, personne ne met en doute le fait que Dreyfus soit coupable, personne ne s’étonne qu’il eût été expédié à l’Ile du Diable, seul, enchainé à son lit chaque nuit, mangé par la vermine et ne possédant, en tout et pour tout, qu’une unique photo de ses enfants.
Il faudra le courage de bon nombre d’intellectuels, parmi lesquels, naturellement, Emile Zola, pour amener la révision du procès, la grâce, puis, plus tard, la réhabilitation. Ils ne furent pas nombreux, dans la France de l’époque, à vouloir sauver un Juif. Et l’on était pourtant encore bien loin de l’occupation allemande.

« Plat à décor satirique montrant maître Labori faisant ses adieux à Emile Zola dont le cercueil est emmené dans un « dépotoir », 1899 © photo Alain Girodet / MAHJ
Dans l’une des pièces de l’exposition figure un bien surprenant « Plat à décor satirique montrant maître Labori faisant ses adieux à Emile Zola dont le cercueil est emmené dans un « dépotoir ». Le plat est daté de 1899 et il est l’œuvre de la faïencerie HB de Quimper : on y voit le cercueil de l’écrivain chargé sur un corbillard qui le mène jusqu’à une sorte de camp, en haut à gauche, lequel camp est surmonté par une haute cheminée d’où s’échappe une fumée noire. L’ensemble n’est pas sans évoquer ce que seront plus tard les camps nazis. Et l’on fera le rapprochement avec le fait que l’une des petites filles d’Alfred Dreyfus, Madeleine Levy, née en 1918, résistante notoire durant la seconde Guerre mondiale, trouvera la mort à Auschwitz, en 1944. L’Histoire, certes, ne se répète pas, mais elle hoquète parfois curieusement.
« La foudre tombant à mes pieds n’eut pas produit en moi une commotion plus violente » Alfred Dreyfus

Alfred Dreyfus à son procès, sur le banc des accusés, 12 août 1899, par Maurice Feuillet (1873-1968) © photo Alain Girodet / MAHJ
Tout au long de ce sinueux parcours, extrêmement émouvant, que nous propose le MAHJ, on peut lire des phrases extraites des carnets ou de la correspondance du capitaine Alfred Dreyfus : il est ainsi possible de redonner la voix à celui que l’on avait fait taire.
A noter également qu’à l’occasion de cette exposition, la revue « Un » publie un remarquable hors-série Mémoire consacré à « Dreyfus, l’homme et l’affaire » et réalisé avec le concours du MAHJ.
Antisémitisme : une exposition didactique