Si d’après Paul Klee, l’artiste se situe « entre la terre et l’univers », les peintures d’Anto-Carte présentent un mélange de terre et de ciel, une ostie picturale comestible aux Beaux-Arts Mons (Bam) jusqu’au 21 août 2022.

© Ville de Mons – Oswald Tlr

Le Bam accueille l’exposition « Anto-Carte. De ciel et de terre ». Antoine Carte est un artiste montois, actif durant la première moitié du 20ème siècle. Fils d’artisans, il se forme dès sa onzième année à la pratique de la peinture, apprentissage qui sera complété par un passage au Beaux-Arts de Bruxelles, où il fréquentera les cours de Constant Montald ainsi que ceux du peintre de l’idéal Jean Delville.

Accompagnés de Léon Eeckman et de Louis Buisseret, il fonde en 1928 le groupe Nervia, pendant wallon à l’expressionisme flamand des Constant Permeke et Gustave Van de Woestijne.

L’exposition Anto-Carte s’étend sur deux étages : le premier est dédié à l’œuvre du peintre, le second la contextualise au sein de l’iconographie classique, sous la forme d’une série de dialogues entre les œuvres du peintre et celles de la collection du musée de Mons.

La première salle est une chapelle symboliste, où on ressent l’influence de ses deux maîtres des Beaux-Arts de Bruxelles. Les thèmes y sont oniriques, empruntés à la mythologie gréco-latine avec des titres évocateurs tels que « Les offrandes », « Médée et Jason » ou encore « Orphée charmant les bêtes sauvages ». Ensuite, une salle est dédiée à « La figure de Marie » dans l’œuvre du peintre, bien qu’issu de la religion chrétienne, c’est l’amour maternel qui est sublimé à travers la puissance esthétique de ces peintures.

Ce thème de l’amour filial -omniprésent dans l’œuvre du peintre- ressurgi dans la salle suivante, consacrée aux fables et aux paraboles. Imprégné d’un idéal humaniste, Anto-Carte développe une éthique visuelle en illustrant « L’aveugle et le paralytique », « Le semeur », ou encore « Le retour de l’enfant prodigue », dont l’intensité de la fusion monistique du père et du fils fait penser à la sculpture homonyme de Constantin Meunier, avec de la chair à la place du bronze.

La peinture d’Anto-Carte se caractérise par une hybridation entre les grands thèmes religieux et un ancrage au sein de son présent ; ces toiles sont des espaces de convergences entre la réalité temporelle et le monde spirituel. Les personnages d’Anto-Carte, qu’ils soient paysans, mineurs ou pêcheurs existent dans l’espace pictural comme des boutures d’existences, arrachées au terreau de la misère au Borinage, venant y incarner des postures universelles où fleurissent, à l’ombre des rides, des corolles de solennité.

Les corps y sont voûtés par le travail, délimités par d’épaisses mains usées et surplombés par des visages burinés dont les gros regards fixent la fatalité droit dans les yeux. La gravité a triomphé de l’apesanteur, dans les tableaux peints par Anto-Carte, c’est une force éthique qui paraît maintenir les êtres sur le sol, qui plisse les regards vers la terre, comme si la transcendance était inversée.

Le premier étage se clôture par la thématique de la passion du Christ, avec le chef d’œuvre d’Anto-Carte : « La pietà ». Une représentation sur un fond épuré, couleur jaune cerne, de Marie portant le cadavre de son fils à bout de bras. Cette peinture est submergeante , tant par sa taille que par la justesse de ses traits, elle nous immerge dans le cœur olfactif de l’Eglise -un mélange d’encens, de bougies et d’humidité-, synesthésie à travers laquelle nous assistons à l’épiphanie viscérale de la douleur d’une mère face à la mort de son enfant. Ce sentiment universel se singularise par la contextualisation que dresse Anto-Carte, en plaçant sur le sol des outils de mineur.

Au deuxième étage, une installation entremêle les œuvres d’Anto-Carte, d’Emile Claus et de Marcel Mariën à une nouvelle, spécialement écrite à partir de celles-ci par l’autrice Caroline Lamarche, lauréate du prix Goncourt de la nouvelle en 2019 avec « Nous sommes à la lisière ». Cette nouvelle, « Tombe neige », lue par Ariane Théry vaut à elle seule la visite de cette exposition, tant la qualité littéraire de Caroline Lamarche s’entend à merveille avec la sensibilité anto-cartiene.

Pour conclure littérairement le voyage synesthésique qu’est l’exposition « Anto-Carte. De ciel et de terre. », un poème d’Emile Verhaeren, écrivain qu’appréciait particulièrement le peintre et qui selon moi résonne organiquement avec son œuvre :

L’humanité

Les soirs crucifiés sur l’horizon, les soirs
Saignent, dans les marais, leurs douleurs et leurs plaies,
Dans les marais, ainsi que de rouges miroirs
Placés pour refléter le martyre des soirs,
Des soirs crucifiés sur l’horizon, les soirs !

Vous les Jésus, pasteurs qui venez par les plaines,
Chercher les troupeaux clairs pour vos clairs abreuvoirs,
Voici monter la mort dans les adieux des soirs,
Jésus, voici saigner les toisons et les laines,
Et voici Golgotha surgir, sous les cieux noirs.

Les soirs crucifiés sur les Golgothas noirs,
Portons-y nos douleurs et nos cris et nos plaies,
Le temps n’est plus des blancs et tranquilles espoirs
Car les voici saignants, dans les noirs abreuvoirs,
Les soirs, crucifiés sur l’horizon, les soirs !

Emile Verhaeren, Poèmes (nouvelle série : Les Soirs, Les débacles, Les Flambeaux noirs), 1896