Au moment où j’écris cet article, il vous reste exactement un mois pour voir l’exposition spectaculaire consacrée à Marc Chagall à La Piscine de Roubaix. Il s’agit d’une lecture inédite de l’œuvre du peintre sous le prisme de la politique orchestrée par Cédric Guerlus dans ce superbe musée où nous avons découvert précédemment les très belles expositions consacrées à Georges Arditi et Claude Simon.

Moyshe Segal alias Marc Chagall est né en 1887 en Biélorussie dans la communauté juive de la petite ville de Vitebsk et sa peinture irradiera bien au-delà jusqu’en France, en Allemagne, en Pologne, en Palestine, en Amérique du Nord et du Sud. Elle retracera les évènements majeurs du XXe siècle et véhiculera les convictions politiques et les engagements humanistes du peintre. L’exposition de La Piscine retrace tout le parcours de ce peintre qui tel un messager, vole au-dessus du monde.

Homme-Coq au-dessus de Vibetsk, 1925 © Musée de La Piscine

Un peintre juif ?

Devenir peintre n’était pas une évidence pour le petit Chagall qui évolue dans une famille modeste de tradition hassidique où toute représentation en images de la réalité est formellement interdite suivant l’interprétation de la Torah : « Tu ne feras point d’idole ». Cette injonction explique sans doute en partie le nombre restreint de peintres juifs, la plupart réalisant des tableaux académiques sans aucune allusion à leur judaïsme.

Ces tableaux, dans ma pensée, ne représentent pas le rêve d’un seul peuple, mais celui de l’humanité.

Chagall à l’inauguration du Musée du Message Biblique, 1973

Marc Chagall apparaît comme une exception dans cet univers très religieux, il brave l’opposition familiale pour suivre à Vitebsk les cours de dessin de Iouri Pen, « le peintre du shtetl », deux mois de cours qui resteront essentiels dans sa formation. Il sera ensuite l’élève de Léon Bakst à Saint-Pétersbourg entre 1907 et 1909 avant son départ pour la France en 1911.

Le Violoniste Vert, 1923-1924 © Musée de La Piscine

A Paris, il rejoint la Ruche à Montparnasse et participe avec nombre d’autres exilés à « L’École de Paris » aux côtés de Modigliani, Lipchitz et Soutine entre autres. Il se liera avec beaucoup d’écrivains aussi : Apollinaire, Jacob ou Cendrars et partagera avec eux la vie de Bohême dont il rêvait à Vitebsk. Il expérimente la peinture fauve et cubiste mais n’oublie pas pour autant le folklore juif, la musique yiddish et l’architecture de sa petite ville natale dont il nourrira son œuvre. Il ne vend pas encore beaucoup de tableaux mais il expose au Salon des Indépendants en 1912 et 1913 puis à Berlin en 1914 avant de rentrer à Vitebsk qu’il ne peut pas quitter à cause de la guerre.

Au-dessus de Vitebsk,1922 © Musée de La Piscine

Il épouse alors Bella Rosenfeld, rencontrée avant son départ en France, la femme de sa vie et la muse qui habitera son œuvre pendant trente-cinq ans. Ils s’installent à Saint-Pétersbourg et leur situation économique s’améliore. En 1916, Bella met au monde leur fille Ida qui posera régulièrement pour son père et se mobilisera pour sauver ses œuvres quand il s’exilera à New-York. Marc Chagall expose à Moscou et Saint-Pétersbourg et il est nommé directeur d’une école populaire des Beaux-Arts à Vitebsk en 1919.

Autoportrait en vert, 1914 © Musée de La Piscine

En 1920, installé à Moscou, il travaille au décor du Théâtre Juif, aujourd’hui considéré comme le chef d’œuvre de ses jeunes années très prolifiques. Il affirme alors un style très personnel aux accents fantastiques et influencé par le futurisme et le cubisme. Il retourne à Berlin en 1922 puis à Paris l’année suivante pour poursuivre son œuvre, notamment en réalisant des illustrations pourLesÂmes Mortesde Gogol et Les Fables de Jean de La Fontaine. L’éditeur Ambroise Vollard commande au peintre ces illustrations pour une nouvelle édition des Fables, entreprise qui lui permet de construire son identité française en se plongeant dans ce monument de la littérature française.

Dessin original pour Le Pot de Terre et le Pot de Fer, 1927 © Musée de La Piscine

Classé « artiste dégénéré » par les nazis, il obtient la nationalité française en 1937 grâce à l’appui de Jean Paulhan. Il se réfugie en Zone Libre dès la déclaration de la guerre mais se voit contraint de partir pour les États-Unis en 1941. Il retrouve à New-York des amis parisiens expatriés comme lui dont Breton et Bernanos, et des écrivains russes avec qui il évoque sa terre natale. En 1944, alors qu’il s’apprête à rentrer à Paris enfin libéré, il perd sa compagne Bella de façon brutale, emportée par une infection virale : « Tout est devenu ténèbres. » (Postface de Lumières allumées)

Inconsolable, il regagne Paris en 1948 et refait sa vie d’abord avec Virginia Haggard qui donnera naissance à un petit David qui ne portera pas le nom du peintre. Quitté par Virginia, il fait la connaissance de Valentina Brodsky, une femme d’origine russe et juive qu’il épousera en 1952. Il est désormais célébré en France et à l’international. Il réalisera dès lors d’importants ouvrages comme le plafond de l’Opéra Garnier à la demande d’André Malraux, ou les peintures murales du Metropolitan Opera de New-York, et poursuivra son œuvre à Saint-Paul-de-Vence jusqu’à sa mort, le 28 mars 1985 à l’âge de 97 ans.

Marc Chagall et André Malraux à l’inauguration du plafond de l’Opéra Garnier, 23 septembre 1964 © Musée de La Piscine

Un peintre engagé

Contraint de rester en Russie pendant la Première Guerre Mondiale, Marc Chagall croit dans un premier temps au rôle positif de la révolution bolchévique de 1917 et s’implique en tant que commissaire des Beaux-Arts pour réformer leur enseignement en créant une école populaire d’art à Vitebsk. Ses collègues qui se revendiquent du suprématisme de Malevitch l’apprécient peu et la rivalité qui s’installe entre les deux artistes précipitent son départ.

Les temps ne sont pas prophétiques… le mal règne

Chagall

En 1920 il est invité à travailler au Théâtre National Juif de chambre de Moscou pour réaliser les décors et les costumes de trois pièces de Sholem Aleichem. Il peint également les sept panneaux connus sous le nom de : « La Petite Boîte de Chagall » pour habiller le théâtre sur le thème du rayonnement universel des arts et de la modernité yiddish.

Maquette pour un costume de Les Agents, de Sholem Aleikhem, Théâtre National Juif de chambre, 1919 © Musée de La Piscine

Mais la période euphorique tourne court. En conflit avec l’administration soviétique, mis en difficulté en raison de l’imprégnation religieuse de son travail, il sera contraint de démissionner pour regagner Berlin puis Paris. Attaché au judaïsme, le peintre n’a jamais fait preuve d’intégrisme et il s’est intéressé aux différentes religions et à différents courants de pensées dans un but purement universaliste.

Au retour d’un séjour à Tel Aviv il travaillera sur des illustrations de la Bible inspirées par les paysages palestiniens traversés. « Mes séjours en Palestine de l’époque et en Grèce, pour travailler à mes livres, m’ouvrirent un autre monde. »

Jérusalem, 1932-1937 © Musée de La Piscine

L’arrivée d’Hitler au pouvoir le met dans une situation périlleuse. Protégé un temps par sa nationalité française, il dénonce les persécutions contre les Juifs mais il est arrêté en 1941. Il échappe de peu à la déportation grâce à son inscription de dernière minute sur la liste d’artistes rédigée par Varian Fry.

Le centre américain de secours qu’a fondé le journaliste américain permit à Marc et Bella de bénéficier d’un transfert salvateur aux États-Unis. À New-York, la peinture de Chagall dénonce les horreurs de la guerre et il multiplie les représentations du martyre du peuple juif.

Il poursuivra son engagement pour la paix en France après la guerre. Soutien indéfectible de la création de l’État d’Israël, il croit en la renaissance d’un peuple victime d’une destruction sans précédent. Les Vitraux de La Paix qu’il conçoit pour le siège des Nations-Unies en 1963, ou ceux de la Chapelle des Cordeliers à Sarrebourg en 1974, participent de sa confiance en une nouvelle humanité.

Si toute vie va inévitablement vers sa fin, nous devons durant la nôtre, la colorier avec nos couleurs d’amour et d’espoir. 

Chagall

Le message de Marc Chagall est plus que jamais porteur de sens aujourd’hui et la contemplation de ses toiles nous emporte le temps d’une visite dans un monde réconfortant de fantaisie et d’espoir de réconciliation autour des valeurs universelles de fraternité et de solidarité.

Étude pour le vitrail de la Chapelle des Cordeliers, Sarrebourg, La Paix ou l’Arbre de Vie, 1974 © Musée de La Piscine

Exposition Chagall, Le Cri de Liberté, au Musée de La Piscine à Roubaix jusqu’au 7 janvier 2024.

Et pour en savoir plus :

. Un site dédié à Marc Chagall.

. Marc Chagall, Ma Vie, Paris, 2e éd. 1957, Stock, 1983

. Jean de La Fontaine, Fables, illustrées par Marc Chagall, 3e éd. 2003, Flammarion


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