Au lendemain du centième anniversaire de la mort de Marcel Proust, je vous invite à voyager entre ses lignes, au  creux de ses phrases, dans l’intimité la plus secrète  de son écriture. Il y a quelques mois, nous nous étions rendus au musée Carnavalet pour découvrir dans « Un roman parisien » l’univers de l’écrivain. Cette fois, c’est la Bibliothèque François Mitterand qui propose « une exposition conçue comme une véritable exploration d’À la recherche du temps perdu ». Forte de près de quatre cents documents regroupant tableaux, photographies, objets et costumes personnels de l’auteur, cette exposition dévoile surtout des manuscrits dont certains apparaissent pour la première fois.

La boite à souvenirs

Portraits des familles Weil et Proust

Le visiteur découvre « La fabrique de l’œuvre » au fil de sa déambulation entre les vitrines, du premier tome commencé en 1913 jusqu’à la publication à titre posthume du Temps retrouvé en 1927. Les toiles des peintres qu’admirait Proust, les robes de Mariano Fortuny que portait Mme de Guermantes et les objets symboliques de l’œuvre ponctuent la progression dans les espaces réels et imaginaires qui se confondent. On entre chez Proust au sens propre et au figuré.

Le lit, élément essentiel de son univers, lieu du sommeil tant attendu mais aussi de l’écriture, prêté par le musée Carnavalet, trône au centre de l’exposition.

« On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe (…) »

« De toutes les robes ou robes de chambre que portait Mme de Guermantes, celles qui semblaient le plus répondre à une intention déterminée, être pourvues d’une signification spéciale, c’étaient ces robes que Fortuny a faites d’après d’antiques dessins de Venise »

Un précieux héritage

Suzy Mante-Proust est la nièce de Marcel , la fille de son frère Robert qui a veillé sur lui jusqu’à la fin et qui a géré son œuvre jusqu’à sa propre disparition. Suzy a conscience de sa responsabilité, il lui faut confier les soixante-dix cahiers et une malle de feuillets épars et déchirés. C’est Bernard de Fallois qui les prend en charge. Il découvre entre autres trésors, un texte inédit et inachevé qu’il publie en 1952  sous le titre Jean Santeuil.

Les cahiers et les feuillets sont réunis dans l’exceptionnel fonds Proust conservé au département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France depuis 1962. Viennent s’y ajouter pour ce bel hommage à l’invention proustienne des éléments de collections privées et publiques. On découvrira ainsi un exemplaire de Du côté de chez Swann portant un envoi de 1915 à Marie Scheikévitch évoquant le devenir des personnages et un manuscrit grand format des Soixante-quinze feuillets présentés au public pour la première fois.

Une cathédrale de papier

« Epinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe »

La Recherche est au départ envisagé par son auteur comme un diptyque : Le Temps perdu et Le Temps Retrouvé. Cette architecture originelle sera modifiée, améliorée, transformée au cours des quatorze années d’écriture. C’est cette évolution qui s’affiche sous nos yeux, on lit avec émotion les annotations en bas de pages et dans les marges, on parcourt, médusés, les corrections, les biffures et les ajouts qui font de chaque feuillet une œuvre d’art à lui seul !

Les fondations sont construites depuis la chambre de liège du boulevard Haussmann. Marcel a empilé les dix premiers cahiers qu’il a achetés sur la table. Il commence Du côté de chez Swann, divisé en trois parties : Combray, Un amour de Swann et Noms de pays, le nom. Depuis son lit, il court la campagne normande, côté de Méséglise ou côté de Guermantes ; rend visite à sa grand-mère ou à la tante Léonie dans des parfums de thé et de madeleines.

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » La phrase la plus connue de l’œuvre, tellement simple, tellement évidente et … qui apparaît sous nos yeux, retouchée en direct par la plume rapide et incisive du maître. Sur le premier placard d’imprimerie du Tome I, la phrase est barrée, il la réécrira dans la marge.

Le deuxième tome : À l’ombre des jeunes-filles en fleurs est couronné par le prix Goncourt le 10 décembre 1919 grâce au soutien de Léon Daudet face au texte de Roland Dorgelès, Les croix de bois qui avait les faveurs de la presse.

Rien ne s’oppose plus à l’entreprise gigantesque annoncée par l’auteur.

Suivront cinq autres tomes dont le dernier paraitra à titre posthume. Le monument est achevé et un siècle après la mort de l’écrivain, les fidèles continuent de le célébrer. En témoignent les nombreux essais qui lui sont encore consacrés (voir bibliographie en fin d’article).

« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » Correspondances , C.Baudelaire

Le cercle de la rue Royale, James Tissot, 1868
Debout, à droite dans l’embrasure de la porte se tient Charles Haas,converti d’origine juive,qui a inspiré le personnage de Swann

Le jeune Proust fréquente le beau monde des salons parisiens, la comtesse Greffulhe, Laure de Chevigné, la duchesse de Gramont, Robert de Montesquiou, Boni de Castellane sont autant de modèles pour ses personnages. Un microcosme qu’il observe quelques temps à la loupe et dont il traduit les évolutions… les Guermantes face aux Verdurin. Il renonce ensuite à la vie mondaine pour se consacrer à son œuvre, nourrie de la vie de salon partagée avec ses hôtes.

« Le seul véritable voyage, le seul bain de jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. »

Les allusions   aux chefs-d’œuvre de la peinture sont fréquentes dans La Recherche : de la fille de Jéthro (Les épreuves de Moïse, Botticelli) au jardin du Poussin, du Portrait de Savonarole (par Fra Bartolomeo) à celui d’Anne de Bretagne (par Jean Bourdichon) jusqu’à la Vue de Delft (Jan Vermeer) devant lequel Bergotte pousse son dernier soupir.

Pour la petite histoire, Proust a demandé à son ami Jean-Louis Vaudoyer de l’accompagner pour voir une dernière fois le plus beau tableau du monde en mai 1921 au musée du Jeu de paume où se tenait une exposition consacrée à la peinture hollandaise.

Le comte Robert de Montesquiou, Giovanni Boldini, 1897
Haute figure de la société parisienne qui a inspiré le personnage de Charlus.

Le peintre de La Recherche, Elstir, est à la fois Monet, Renoir, Whistler et Helleu .

« Mais les rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement, c’était de ceux-là qu’était faite l’oeuvre d’Elstir. » – À l’ombre des jeunes filles en fleurs

Bergotte, inspiré d’auteurs contemporains comme A France, P Bourget, M Barrès ou A Daudet,
incarne la figure de l’écrivain.

« Chaque fois qu’il parlait de quelque chose dont la beauté m’était restée jusque-là cachée, des forêts de pins, de la grêle, de Notre-Dame de Paris, d’Athalie ou de Phèdre, il faisait dans une image exploser cette beauté jusqu’à moi. » – Du côté de chez Swann

Georges Vinteuil est LE compositeur … peut-être en référence à Camille Saint-Saëns, peut-être à César Franck ou Claude Debussy, Gabriel Fauré, Richard Wagner ou encore le Belge Guillaume Lekeu, les thèses sont nombreuses. Toujours est-il qu’une petite phrase musicale hante La Recherche, pour toujours associée aux amours de Swann et Odette.

« D’un rythme lent, elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, intelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues » – Un amour de Swann

Dernière proposition faite par les sœurs Milstein, Maria et Nathalia qui pensent désormais qu’il s’agit de la Sonate pour violon et piano en ré mineur, l’Opus 36 de Gabriel Pierné.

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Papiers, paperoles et griffonnages

Les paperoles sont des bandes de papiers que Proust collait à la suite d’un paragraphe ou à la fin d’une page pour enrichir son texte. L’exposition en présente plusieurs, témoins d’un travail minutieux sans cesse recommencé.

Céleste Albaret, la gouvernante des dix dernières années de sa vie confie à Georges Belmont ses souvenirs au chevet de Marcel Proust dont elle avait d’abord été la messagère avant de remplacer Nicolas, son homme à tout faire. Dans Monsieur Proust, celle qui est devenue la confidente privilégiée de l’auteur livre avec le plus grand respect et beaucoup de retenue son quotidien. Elle connaît toutes ses habitudes, il lui raconte ses soirées et lui décrit les nombreuses personnes qui ont nourri ses personnages.

C’est elle qui a eu l’idée de coller les petits papiers sur lesquels Marcel Proust écrivait des annotations ou des corrections quand les marges des feuillets étaient remplies. Elle assiste au travail acharné d’un homme que la maladie affaiblit de jour en jour et qui communique par le biais de petits billets quand le souffle vient à lui manquer.

« Sur le dernier en bas, il y a la trace du bol de café qu’il essaya de prendre en me disant : « Pour vous faire plaisir, à vous et à mon frère. » Il était à peu près sept heures du matin. Il est mort à quatre heure et demie de l’après-midi. » Monsieur Proust, Céleste Albaret

L’année Proust touche à sa fin et d’expositions en rééditions, de conférences en manifestations diverses, nous avons été gâtés. Mais Marcel Proust est bien vivant dans nos bibliothèques, nous lisons et relisons une œuvre qui n’en finit pas d‘ouvrir de nouvelles perspectives et d’enchanter de nouvelles générations. À la recherche du temps perdu est un chef d’œuvre et par là même, il est immortel.

Marcel Proust sur son lit de mort,
Paul Helleu, novembre 1922

« C’est une grande nouvelle. Cette nuit j’ai mis le mot « fin ». Maintenant, je peux mourir. »

Permettez-moi de clore cet article avec une phrase de Marcel Proust rapportée par Céleste et qui me semble représentative de toute son entreprise. Alors qu’elle lui demandait pourquoi il n’était plus retourné à Illiers (Combray)depuis son enfance, il lui répondit :

Parce que, Céleste, les paradis perdus, il n’y en qu’en soi qu’on les retrouve

Marcel Proust


Bibliographie choisie

J’aime particulièrement l’édition Gallimard de La Recherche en sept tomes.
La Pléiade propose à tirage limité un très beau coffret de deux volumes.
Vous le trouverez aussi en Livre de Poche.

Je vous recommande Monsieur Proust, les confidences de la gouvernante de l’auteur recueillies par Georges Belmont aux éditions Robert Laffont.

La biographie Marcel Proust de J-Y Tadié est un classique réédité chez Folio dans un coffret de deux volumes.

Proust Océan de Charles Dantzig est un essai très personnel sur l’écrivain chez Grasset.

Thierry Laget fait le récit de l’événement qui va faire basculer Marcel Proust dans la notoriété : l’obtention du prix Goncourt pour À l’ombre des jeunes-filles en fleurs dans Proust, prix Goncourt en folio.

Proust-Monde enfin est un recueil de quatre-vingt-trois textes d’auteurs étrangers qui ont lu Proust. À travers des émotions de lecture, des analyses de l’oeuvre, on comprend son universalité.

Rendez-vous ici pour réserver la visite et découvrir les événements autour de l’exposition.