Le légendaire pianiste Evgeny Kissin était de passage à Bruxelles, il nous a accordé une interview intimiste à la veille de son concert à Bozar.

Interview réalisée par Grégoire Tolstoï. L’image d’illustration de l’article est due à la photographe Sheila Rock pour Le Devoir.

C’est grâce à la pianiste belge Éliane Reyes que nous avons eu la chance d’interviewer Evgeny Kissin, le pianiste né en 1972 à Moscou et qui habite aujourd’hui à Prague.

Evgeny Kissin, venez-vous souvent à Bruxelles ?

La dernière fois que je suis venu à Bruxelles c’était il y a quelques mois, en novembre 2023, pour un spectacle de poésie yiddish au CCLJ (Centre Communautaire Laïc Juif) en compagnie du grand acteur russe Veniamin Smekhov, un spectacle de poésie en musique qui commémorait les poètes de langue yiddish victimes de la répression antisémite en URSS.

Evgeny Kissin © photo David Morton

J’ai aussi la nationalité israélienne et je suis fier de ce qu’une partie significative de mon peuple a réalisé là-bas, malgré tous les obstacles et toutes les tragédies.

Quand vous viviez sous le régime soviétique aviez-vous une certaine liberté de pratiquer la religion juive ?

Non seulement nous n’étions pas libres, mais c’était pour ainsi dire interdit. Ce n’est pas la chute du Mur de Berlin qui a changé les choses, mais l’écroulement de l’Union Soviétique deux ans plus tard, en 1991, qui a vraiment fait la différence. J’ai quitté le pays à ce moment-là. Je suis d’abord parti aux États-Unis.

Vous avez poursuivi votre carrière en Amérique ?

En fait, à ce moment-là j’avais déjà une carrière internationale. J’avais déjà été en tournée six fois au Japon à partir de 1985 et de nombreuses fois aussi à travers toute l’Europe à partir de 1987. Ma carrière était partout dans le monde.

Aviez-vous pensé avant la fin de l’URSS à quitter ce pays ?

Bien sûr. Mais je ne voulais pas laisser ma famille en arrière. Mon père n’était pas autorisé à partir car il avait un emploi sensible, il travaillait pour la construction de fusées. Ce n’est qu’après la fin de l’URSS qu’il a été autorisé à voyager. Moyennant une bouteille de vodka il a obtenu un certificat qui disait qu’il n’avait pas été employé pour des travaux secrets d’importance stratégique. Personnellement je ne suis pas retourné en Russie depuis le début de la pandémie de COVID.

Evgeny Kissin © photo David Morton

Votre mère était professeure de piano, vous étiez bien servi à la maison !

Certes, ma mère était professeure de piano pour les enfants. Mais elle ne m’a jamais enseigné le piano ! Elle ne voulait même pas que je devienne musicien.

Comment êtes-vous devenu pianiste alors ?

J’ai commencé à jouer au piano tout seul, lorsque j’avais deux ans et deux mois. En fait, dès que j’ai été assez grand pour pouvoir atteindre le clavier en me hissant sur le tabouret. Je ressentais cela comme une nécessité naturelle. D’ailleurs j’avais déjà commencé à chanter à l’âge de onze mois. Manifestement j’avais un don pour la musique.

Ma mère ne jouait pas au piano mais il y avait souvent ses élèves à la maison qui en jouaient, et ma sœur aînée étudiait déjà le piano. Je vivais dans un environnement musical, nous avions aussi beaucoup de disques de musique à la maison, cela me plaisait beaucoup.

A cinq ans j’ai bénéficié des leçons d’un grand pianiste moscovite, Evgeny Liberman, le mari d’une amie de ma mère, mais cela ne fut pas un succès ; il enseignait plutôt aux adultes qu’aux enfants. Aussi m’a-t-il recommandé à une dame dont il pensait que l’enseignement pourrait être plus approprié pour moi, Anna Pavlovna Kantor. Sans en parler à ma mère il a arrangé un rendez-vous avec Madame Kantor, et quand il a vu que cela pouvait fonctionner il en a parlé à ma mère qui était très hésitante sur ce changement. Cet homme est maintenant décédé depuis une vingtaine d’années, mais sa fille aînée est devenue ma femme !

Evgeny Kissin © photo David Morton

Vous avez une grande admiration pour Bach, mais vous ne le jouez pas souvent

En effet, j’admire énormément Bach, et c’est justement en raison de cette grande admiration que je n’ose pas trop m’en approcher. J’ai pour Bach plus que du respect. La saison dernière j’ai joué du Bach, et j‘en jouerai la saison prochaine, mais avec parcimonie.

Qu’est-ce que Evgeny Kissin écoute comme musique lorsqu’il est seul ?

Beaucoup de musique classique, bien sûr, mais pas que. J’aime beaucoup le jazz, la musique folk aussi, et ce que j’appellerai la musique spirituelle, peu importe la religion, que ce soit du chant grégorien ou de la musique juive par exemple. J’aime la musique de toutes les époques et de tous les styles, mes goûts sont éclectiques, aussi longtemps que je pense que c’est de la bonne musique pour moi.

Je compose moi-même des musiques, certaines sont sur YouTube. Je les joue parfois à certaines occasions, parfois ce sont d’autres qui les jouent. Six de mes compositions ont été d’ailleurs publiées.

Avez-vous d’autres passions dans la vie que la musique classique ?

Oui, par exemple dans le spectacle que je joue avec Veniamin Smekhov je ne fais pas que jouer du piano, je récite aussi de la poésie. Récemment je suis monté sur les planches pour un spectacle avec Thomas Hampson et avec ma femme, dans une production de ma belle-sœur basée sur Inconnu à cette adresse de Kressmann Taylor (NDLR : une nouvelle épistolaire qui relate la correspondance entre un marchand d’art juif vivant à San Francisco et son ami et associé rentré en Allemagne en 1932, qui adhère progressivement à l’idéologie nazie). Nous l’avons par exemple jouée au Festival de Verbier, au Château d’Elmau en Bavière, à Londres, à Genève, et le mois prochain ce sera à l’Hôtel de Ville de New-York. J’aime beaucoup me produire de cette façon.

Par ailleurs j’écris. J’ai déjà publié deux livres et le troisième le sera bientôt. C’est de la prose, de la poésie, des traductions et des journaux personnels.

Evgeny Kissin © photo David Morton

Vous écrivez en russe ?

Non, j’écris en yiddish. Je travaille actuellement sur un roman. Le yiddish est la langue de mes grands-parents, je l’entendais parler à la maison mais je ne l’ai pas appris étant petit. Trois de mes grands-parents sont originaires de Biélorussie, et ma grand-mère du côté maternel est originaire du Sud de l’Ukraine, non loin de la Bessarabie, la Moldavie.

C’est plus tard, devenu adulte, que je l’ai appris correctement. Je voulais me reconnecter à mes origines familiales. Les autres minorités en URSS avaient des cours pour enfants dans leur langue nationale, mais pas les Juifs. Les dernières écoles en yiddish ont fermé à la fin des années 1940. Quant à l’hébreu, il était de facto interdit. Dans certaines universités l’hébreu était enseigné, mais on n’acceptait pas de Juifs dans ces établissements ! C’est fou mais c’est comme ça, car on craignait que cela n’encourage les Juifs à émigrer en Israël.

Après avoir lu cette interview ne manquez pas le concert unique à BOZAR ce dimanche 10 mars 2024 à 19h00

Voici comment la célèbre salle de concert bruxelloise l’annonce : « La grande Salle Henry Le Bœuf est bien souvent le théâtre de grands moments de musique. Mais pouvoir accueillir ensemble deux géants comme Matthias Goerne et Evgeny Kissin est sans conteste un événement rare, de ceux qui laissent des souvenirs impérissables. Pour ce concert hors norme, les deux artistes ont choisi un monument de la littérature musicale du XIXe siècle : le cycle Dichterliebe (« Les Amours du poète ») de Robert Schumann. Mathias Goerne est considéré comme un des meilleurs interprètes de ce cycle qui porte en lui toute l’âme du romantisme allemand. Le poète Heinrich Heine, ici mis en musique par Schumann, l’a aussi été par Johannes Brahms. C’est donc tout naturellement que Goerne et Kissin nous offrent aussi une sélection de ces lieder, parmi les plus inspirés. »

Evgeny Kissin joue la Valse op.64 n°2 de Chopin:


La pianiste Éliane Reyes participait récemment à Bruxelles au festival en l’honneur de Joseph Jongen.