Gaël Faye, le passeur de mémoire
Il y a un peu plus de trente ans, les images de massacres effroyables dans un lointain pays africain envahissaient nos écrans. Personne alors ne connaissait le Rwanda si ce n’est peut-être quelques admirateurs de Dian Fossey dont la passion fut révélée au grand public par le film de Michael Apted, Gorilles dans la brume en 1988. Nul n’a encore conscience du feu qui couve dans le « Pays aux mille collines » depuis 1959, début de l’exil d’une partie des Tutsi vers les pays limitrophes, exil qui se poursuivra en plusieurs vagues pendant les décennies suivantes.
Gaël Faye, né le 6 août 1982 au Burundi d’une mère rwandaise et d’un père français portait sans le savoir l’histoire douloureuse d’une ethnie sacrifiée sur l’autel des maléfices de la colonisation. Il raconte cet héritage dramatique dans deux romans, Petit Pays couronné par le Prix Goncourt des lycéens en 2016 et Jacaranda qui a obtenu le Prix Renaudot en novembre dernier. Suivons ensemble le parcours d’un petit rwandais devenu grand et qui à l’instar du pays qu’il a retrouvé aujourd’hui n’en a pas fini de grandir.
“ La particularité de ce qui s’est passé au Rwanda c’est que les gens qui les ont massacrées connaissaient leurs victimes et les victimes connaissaient leurs bourreaux. C’était vraiment un génocide de proximité.” Gaël Faye
Le pays aux mille collines
Le Rwanda, état d’Afrique centrale se libère de la tutelle belge et proclame son indépendance le 1er juillet 1962 sous la présidence de Georges Kayibanda. Dans les années 50, la Belgique avait choisi de soutenir l’élite hutue au détriment de la population tutsie minoritaire. Elle avait formalisé les divisions déjà très fortes en imposant des cartes d’identité basées sur des caractéristiques ethniques. “Tutsi et Hutu désignaient initialement un statut social, selon qu’on possède du bétail ou cultive la terre, et c’étaient des identités mouvantes : si on perdait le bétail – la valeur monétaire de la société alors –, on retournait aux champs, et passait de Tutsi à Hutu. Des fratries comprenaient à la fois des Hutu et des Tutsi. Et puis, on a racialisé tout ça, on a mesuré les fronts, les nez…” (Gaël Faye, interview dans Madame Figaro, novembre 2024).
Le Pays des Mille Collines © CF/GEO
Déjà en 1963, des exilés au Burundi tentent de rentrer au pays et subissent de lourdes représailles; dix ans plus tard, Juvénal Habyarimana prend le pouvoir par les armes. En 1990, des rebelles tutsi du Front Patriotique Rwandais pénètrent sur le territoire à partir de l’Ouganda. Les accords d’Arusha signés entre l’état rwandais et le FPR de Paul Kagame tentent de mettre un terme à la guerre civile en organisant un partage du pouvoir et la réintégration des exilés mais un attentat meurtrier contre le président Habyarimana, le 6 avril 1994, provoque une flambée de violences sans précédent. C’est un génocide qui commence dès le lendemain, plusieurs centaines de milliers de Tutsi et de Hutu modérés sont abattus à coups de machette, brûlés vifs et exécutés.
Musigati, 1988. Gaël Faye et sa sœur, Johanna, sur les genoux de leur père © Gaël Faye
Le FPR entre dans Kigali le 4 juillet 1994, un gouvernement d’union nationale est mis en place et le cessez-le-feu entre en vigueur le 17 juillet. Il faudra attendre mars 2005 pour que se tiennent les gacaca, tribunaux populaires mis en place pour juger les génocidaires présumés. Paul Kagame censé pouvoir diriger le pays jusqu’en 2034 grâce à une nouvelle constitution établie par un référendum a été réélu le 15 juillet 2024.
Entre deux continents
Gaël Faye est donc né en 1982 à Bujumbura, au Burundi, dans une famille mixte. Sa mère, Asumpta, avait fui les pogroms du Rwanda voisin dans les années 60 et son père, Patrice , originaire de Lyon, était un engagé humanitaire auprès de communautés locales. La vie s’écoule doucement entre l’école le matin et la lecture des romans, envoyés par Tantine Mireille de France, à l’ombre des arbres du jardin familial l’après-midi. Une enfance tranquille avec ses parents pendant ses quatre premières années puis avec son père et sa petite sœur Johanna jusqu’à ce que la guerre éclate en octobre 1993 et envahisse leur quotidien.
“J’écris pour rassembler le puzzle de mon humanité morcelée.”
Discours de remerciement, prix Goncourt des lycéens, novembre 2016.
Asumpta, l’absente, vit en France où la rejoindront les enfants pour échapper au conflit. Le jeune garçon alors âgé de treize ans découvrira une mère silencieuse, murée dans ses traumatismes et il tentera de reconstituer l’histoire de sa famille rwandaise en interrogeant sa grand-mère, ses tantes et cousins pendant les vacances au pays. A l’issue de ses études de commerce, il travaille à Londres pour un fonds d’investissement mais il rentre en France deux ans plus tard pour se consacrer exclusivement à l’écriture et la musique.
En concert © Tibaut Chouara
C’est à Versailles où il a passé son adolescence que Gaël Faye a découvert le Rap et le Hip hop. Très tôt, il s’est mis à écrire pour comprendre le monde qui l’entourait et exprimer ses interrogations et ses sentiments. En 2000, il assiste à une représentation théâtrale retraçant le processus génocidaire au Rwanda; il en sort bouleversé. L’histoire de sa famille est soudain limpide, ce que l’on appelait chez lui sobrement “les événements” prend une autre dimension et devient essentiel. Il s’empare du sujet qui sera moteur dans sa création que ce soit dans l’écriture de textes mis en musique: “Pili Pili sur un croissant au beurre”, “Lundi méchant”… ; dans l’écriture des romans Petit Pays et Jacaranda ou dans la réalisation d’un documentaire: “Rwanda, le silence des mots” avec Michaël Sztanke.
Des Bougainvilliers au Jacaranda
Les arbres sont très présents dans les récits de Gaël Faye et quoi de plus naturel pour un écrivain qui n’a de cesse de mettre à nu ses racines. De la petite impasse fleurie de bougainvilliers dans Petit Pays au jardin de Kigali illuminé par la frondaison mauve du Jacaranda qui donne son titre au deuxième roman de l’auteur, on embrasse l’histoire d’un pays et d’une famille largement inspirée de la sienne.
« Jacaranda », Prix Renaudot 2024 © Grasset
Il ne s’agit toutefois pas de biographies, un genre impudique pour l’auteur qui confiait en septembre dernier dans l’émission “Dans quel monde on vit”: “quand j’écris un roman ou une chanson, j’ai à coeur d’exprimer quelque chose qui part de moi mais qui va vers l’autre, l’impudeur serait de ne parler que de moi sans aller vers l’autre, de parler de moi en allant vers moi.”
“Je pensais être exilé de mon pays. En revenant sur les traces de mon passé, j’ai compris que je l’étais de mon enfance. Ce qui me paraît bien plus cruel encore.”
Petit Pays
Gaby vit à Bujumbura avec sa mère, réfugiée rwandaise, son père, “un petit Français du Jura, arrivé en Afrique par hasard pour effectuer son service civil” et Ana, sa petite sœur. L’année de ses huit ans, la guerre éclate au Rwanda ce qui remplit d’espoir sa mère, sa grand-mère, son arrière-grand-mère et son oncle… Gaby ne comprend pas très bien les histoires d’ethnies dont il entend parler, il traîne avec sa bande et cueille des mangues dans les jardins des voisins. Ses parents se disputent sans cesse et le pays comme sa famille est instable et finit par sombrer dans la guerre.
“Tu viens ici en touriste et tu repartiras en pensant avoir passé de bonnes vacances. Mais on ne vient pas en vacances sur une terre de souffrances.”
« Petit Pays » réalisé par Éric Barbier, 2020 © Jerico / Super 8 Production / Pathé Production / France 2 Cinéma
Gaël Faye décrit la vie d’un jeune garçon au Burundi, “le petit pays” limitrophe du Rwanda entre 1991 et 1995, période troublée sur le plan politique. Un regard naïf posé sur les bouleversements sociétaux de l’époque qui permet à l’auteur de les clarifier et de dire l’indicible. Un regard qui apporte aussi une certaine poésie. Le prix Goncourt des Lycéens vient couronner cette volonté d’intéresser les jeunes à un épisode tragique qui fait malheureusement écho à de nombreux autres drames passés et présents.
Le roman remporte un grand succès et est sorti dernièrement en livre de poche. Petit pays a été adapté au cinéma en 2020 par Eric Barbier et Gaël Faye, il a été essentiellement tourné au Rwanda. En avril 2024, une BD sort chez Dupuis, le scénario est signé Marzena Sowa et Gaël Faye et les dessins sont réalisés par Sylvain Savoia.
Huit ans après son premier roman, Gaël Faye écrit un deuxième texte récompensé cette fois par le prix Renaudot. Milan, le narrateur, raconte l’histoire de sa mère et plonge dans le génocide des Tutsi au Rwanda. Il nous emmène dans un pays où les stigmates de la guerre sont partout visibles, où l’on juge les génocidaires et où l’on commémore les victimes. Gaël Faye poursuit son travail de mémoire avec une écriture sobre qui accentue encore l’horreur des faits décrits. Milan grandit en France auprès d’ une mère rwandaise et d’un père français, on ne parle jamais des origines maternelles et c’est par le journal télévisé qu’il découvre à la fois son pays natal et le drame qui le traverse. Il n’aura de cesse de reconstituer l’histoire familiale pour aller à la rencontre d’un peuple en quête d’ancrage et de réconciliation.
Le 12 décembre dernier, la tournée 2024 des lectures musicales de « Jacaranda » prenait fin dans un lieu très symbolique, le « Mémorial de Gisozi » à Kigali © Gaël Faye
Gaël Faye poursuit le parcours initiatique de ses personnages et la mission qu’il s’est donnée, celle de rendre une mémoire à un peuple: “Écrire des romans pour moi c’est écrire une histoire là où il n’y en a plus.” Il appartient à ce qu’il appelle la génération trait d’union, lien entre ceux qui ont vécu le génocide et refusent la plupart du temps d’en parler et la majorité de la population rwandaise née après le drame. C’est dans cet esprit qu’il s’est installé avec sa femme et ses deux filles à Kigali, capitale du Rwanda, en 2015. Très actif dans le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda fondé par ses beaux-parents , Alain et Dafroza Gauthier, il participe à la reconstruction d’un pays où cohabitent aujourd’hui les descendants des Tutsi et des Hutu enfin réunis sous la seule identité rwandaise.
Si ce n’est déjà fait, découvrez vite l’univers de Gaël Faye. Au lendemain de la commémoration du 80e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, alors que de terribles conflits se poursuivent non loin de chez nous, continuons de transmettre la mémoire et de répéter avec lui: “plus jamais ça !”
Bibiographie
- Petit pays, Le Livre de poche, 2016
- Jacaranda, Grasset, 2024
Discographie
Groupe
- Milk, Coffe & Sugar, 2010
Solo
- Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013
- Rythmes et botanique, 2017 (EP)
- Des fleurs, 2018 (EP)
- Lundi méchant, 2020
- Mauve Jacaranda, 2022 (EP)
« Petit Pays », bande-annonce en FR :