Gertrude Stein et Pablo Picasso, L’invention du langage
Un couple est à l’honneur au Musée du Luxembourg à l’occasion du 50e anniversaire de la mort de Picasso jusqu’au 28 janvier prochain. On ne présente plus le maître du cubisme dont on connaît les différentes périodes picturales et la vie privée mouvementée mais qui est Gertrude Stein? Que fait-elle à ses côtés ? C’est à ces questions et à beaucoup d’autres que répond l’exposition : Gertrude Stein et Pablo Picasso, L’invention du langage.
Ce langage commun aux deux artistes est le cubisme et il s’agit ici non seulement d’en explorer les fondements mais surtout d’en analyser les nombreuses influences sur les courants artistiques d’outre-Atlantique, hier et aujourd’hui. Ce mouvement a en effet d’abord été un mouvement d’avant-garde et le portrait que fait Picasso de Gertrude Stein quelques mois après leur rencontre en 1906 est considéré comme son entrée dans le cubisme.
Un coup de foudre amical
Dans l’art d’aujourd’hui, il y a deux génies : vous pour la peinture et moi pour la littérature.
Propos rapportés par Léo, 1947
Gertrude Stein
Cécile Debray, présidente du Musée National Picasso-Paris et commissaire de l’exposition, parle du travail poétique de Gertrude Stein comme de « l’ancêtre du Slam » et elle nous fait découvrir au cours de l’exposition, de grandes projections vidéo de pièces sonores, théâtre, opéra qu’elle a inspirées. « Four Saints in Three Acts », opéra mis en musique par Virgil Thomson, chanté et joué par des chœurs et danseurs de Harlem, remporte un énorme succès à New-York dès 1934 et permet à l’auteure de réaliser une tournée de conférences aux États-Unis pour développer sa conception de la littérature et de l’art. Gertrude Stein est difficile à classer : esthète, mécène, collectionneuse, critique elle est aussi écrivain, poète et dénicheuse de talents ! Elle sent avant tout le monde le génie chez Picasso et s’entoure de celles et ceux qui feront l’avant-garde du lendemain.
Rose est une rose est une rose est une rose.
Gertrude Stein, Le monde est rond
Gertrude Stein est née à Allegheny, Pennsylvanie, dans une famille juive émigrée d’Allemagne dans les années 1840. Son père est à la tête d’une entreprise de confection qui assure un train de vie agréable à la famille. La petite fille voyage beaucoup avec son frère Léo, en Amérique mais aussi en Europe et en Afrique du Nord. Elle s’intéresse à la psychologie et en particulier à l’hystérie féminine et à l’écriture pathologique. Après un échec au concours de médecine, elle s’installe avec Léo dans le quartier du Montparnasse à Paris où elle écrit et commence à acheter des tableaux notamment de Renoir, Gauguin, Cézanne, Vallotton, Matisse et bien sûr Picasso.
Elle transforme l’appartement en musée et Michael, l’aîné de la fratrie et sa femme Sarah qui ont rejoint Gertrude et Léo ouvrent leur salon au Tout-Paris artistique. En 1907, Gertrude rencontre celle qui sera la femme de sa vie : Alice B. Toklas, secrétaire de Léo qui se brouillera dès lors avec sa sœur.
Le succès littéraire viendra avec Autobiographie d’Alice Toklas en 1933 mais Gertrude n’en est pas à son coup d’essai, elle a publié entre autres Trois vies (1909), Tendres boutons (1914), Américains d’Amérique (1925) et elle poursuivra avec Autobiographie de tout le monde (1937), Picasso (1938), Le monde est rond (1939), Les strophes en méditation (1956). En 1938, les deux femmes déménagent de la rue Fleurus à la rue Christine, puis se réfugient en zone libre, dans l’Ain, période racontée par Gertrude Stein dans Paris France (1941) et Les Guerres que j’ai vues (1947).
Gertrude Stein a fait paraître en tout une trentaine de livres dont des romans, des nouvelles, des recueils de poésies, des pièces de théâtre, des livrets d’opéra et des ouvrages critiques. Sa recherche est avant tout linguistique, elle rejette la narration linéaire, use peu de la ponctuation et abuse de la répétition.
Pablo Picasso
Lorsque Picasso, sous l’influence de l’art nègre, peignit Les Demoiselles d’Avignon, ce fut un véritable cataclysme. Je me souviens que Chtchoukine, qui a tellement aimé la peinture de Picasso, se trouvant chez moi, me dit en pleurant : « Quelle perte pour l’art français. »
Gertrude Stein, Picasso
À peine se sont-ils rencontrés quePablo Picasso et Gertrude Stein passent des heures et des heures en tête à tête pendant les quatre-vingt-dix séances de pose « tête à tête, genou contre genou » comme le racontera Fernande Olivier, la compagne du peintre à l’époque. Ces heures de travail et de conversation ont été le fondement d’une amitié solide. Pablo Picasso s’est installé au Bateau-Lavoir avec sa compagne dès son arrivée dans la capitale où il a rencontré Max Jacob, Guillaume Apollinaire, Henri Matisse et Georges Braque.
En 1937, Alfred Barr organise l’exposition « Cubism and Abstract Art » au Museum of Modern Art et Les Demoiselles d’Avignon y marquent les esprits. Ce tableau reflète le début des recherches de Pablo Picasso sur le portrait. Dans les années 1910, le peintre et l’écrivain avaient entrepris un travail de recherche radical. La distorsion de la forme fait écho chez le peintre à la déconstruction de la phrase chez l’écrivaine ; l’éclatement de la syntaxe correspond à celui des volumes. Picasso se dirige vers le cubisme et Stein décide d’écrire comme il peint, elle invente ainsi une forme d’écriture. Picasso était déjà célèbre en Europe et il accède à une véritable reconnaissance aux États-Unis au moment où Gertrude Stein s’impose sur la scène littéraire américaine.
Un double héritage
Un écrivain devrait écrire avec ses yeux et un peintre peindre avec ses oreilles.
Gertrude Stein, 1940
On sait la place du cubisme dans l’histoire de l’art moderne, on connaît moins l’influence de leur dialogue sur la scène artistique. Lorsqu’ils se rencontrent, ils baignent tous les deux dans le climat artistique de l’avant-garde. Gertrude Stein a observé avec une passion curieuse l ‘évolution de Pablo Picasso et a appliqué dans le domaine littéraire sa recherche plastique. Tous deux travaillent les genres du portrait et de la nature morte, l’une rédige Three lives pendant que l’autre attaque son portrait, prélude des Demoiselles d’Avignon. Tous deux se libèrent des traditions littéraires et picturales pour ouvrir une nouvelle ère artistique. Gertrude se fait le chantre de Pablo même contre l’avis de Léo dont elle s’éloigne déjà alors qu’il va bientôt s’installer en Toscane. Gertrude et Pablo entretiennent une correspondance nourrie qui traduit leur complicité réciproque. Picasso s’envole quand Gertrude Stein reste connue d’un public confidentiel.
Peu à peu l’amitié se délite, les silences de quelques mois laissent place à un éloignement plus profond dans les années 1930 au moment où paraît L’Autobiographie d’Alice B. Toklas sortant son auteure de l’anonymat. Une auteure qui fréquentait les plus grands artistes de son temps et chez qui Ernest Hemingway aimait faire une pause : «J’avais pris la douce habitude de faire halte au 27 rue de Fleurus, vers la fin de l’après-midi, attiré par la chaleur ambiante, les œuvres d’art et la conversation.» (Paris est une fête).
Stein devient un modèle de référence de l’avant-garde américaine du théâtre, de la musique et de la danse. Le pop art ou Fluxus, l’art conceptuel et minimal se sont inspirés de son travail, elle a non seulement inspiré de nombreux portraits mais son œuvre devient après-guerre la source de nombreuses productions chez Andy Warhol, Hanne Darboven, Robert Rauschenberg, Carl Andre, Marthe Wéry, Joseph Kosuth, Ray Johnson, Felix González-Torres et Deborah Kass. Les mêmes sont fortement influencés par les collages et assemblages de Picasso, les ready-mades de Marcel Duchamp et le dadaïsme.
Tous ces artistes et beaucoup d’artistes contemporains s’identifient encore aujourd’hui au langage inventé par ce couple d’immigrés intellectuels qui parlaient la même langue : celle d’un art ancré dans le présent pour la postérité. L’exposition du Musée du Luxembourg vous propose un parcours exaltant à travers plus d’une centaine d’œuvres, allant de l’héritage de Paul Cézanne aux premiers moments du cubisme jusqu’aux expériences artistiques de la scène underground américaine et aux productions d’artistes contemporains.
Pour mieux connaître Gertrude Stein et Pablo Picasso :
. Gertrude Stein et Pablo Picasso. L’invention du langage. Catalogue de l’exposition sous la direction deCécile Debray et Assia Quesnel, Paris-Grand Palais, 2023
. Autobiographie d’Alice Toklas, Gertrude Stein, Paris, Cambourakis, 2021
Bande-annonce de l’exposition :
La belle exposition qui a eu lieu à Bruxelles : Picasso et l’abstraction.