Le Musée Royaux des beaux-arts de Bruxelles, en collaboration avec le Musée Picasso de Paris, met à disposition du public plus de 140 œuvres de l’artiste espagnol.

Peintre précoce, encouragé dès son plus jeune âge par son père -lui-même professeur d’art et peintre amateur-, Pablo Picasso grandit sous le soleil de Malaga. À 20 ans, il quitte l’Espagne et emménage à Paris. C’est le début de sa période bleue. 5 ans plus tard, ça sera le rose. Dans la ville lumière, il fait connaissance avec Apollinaire, Modigliani, Gertrude Stein, Matisse et bien d’autres. Le Musée Royaux des beaux-arts de Bruxelles, en collaboration avec le Musée Picasso de Paris, met à disposition du public plus de 140 œuvres de l’artiste, tout en les contextualisant dans l’histoire de l’art, en invitant notamment Paul Cézanne avec ses « Rochers près des grottes au-dessus du Château-Noir » ou encore également Georges Braque, l’autre père du cubisme.

L’exposition se structure autour de la question du franchissement de la ligne d’abstraction par l’artiste espagnol Pablo Picasso. Une citation de l’artiste tranchera dès la première salle :

« Il n’y a pas d’art figuratif ou non figuratif. Toutes choses apparaissent sous forme de figures ».

L’enjeu esthétique de l’exposition sera de faire serpenter le visiteur le long de cette frontière, de la défiguration à la re-figuration, du cubisme analytique au cubisme synthétique. Bergère de la modernité, l’œuvre de Picasso nous aidera à faire paître notre regard sur la peinture du début du vingtième siècle, en effet, mis à part Kandinsky, l’essentiel des peintres pionniers de l’abstraction se revendiquent de sa paternité, ce qui dénote avec la conception qu’en avait l’auteur des Demoiselles d’Avignon : « Il n’y a pas d’art abstrait. Il faut toujours commencer par quelque chose ».

« Pour faire une colombe il faut lui tordre le cou »

Bien plus qu’un exposé théorique, Picasso et Abstraction est avant tout une rencontre avec les couleurs d’un grand coloriste, telle que la lividité opaque de la Femme aux mains jointes (étude pour Les demoiselles d’Avignon), ou encore l’immersion dans l’acharnement créatif d’un peintre qui selon sa formule, « ne cherche pas mais trouve », préhension d’autant plus intense que le musée met à disposition beaucoup d’esquisses.

Néanmoins, si Picasso est surtout connu pour avoir cherché à retrouver l’innocence de l’enfance, son rapport au monde, qu’il passe à travers la dissection du réel ou par la défiguration des corps féminins, mérite d’être abordé, tant celui-ci semble incrusté dans la chair de ses toiles. En effet, en se référant au livre « Picasso, le Minotaure » de Sophie Chauveau ainsi qu’à l’excellent Podcast « Picasso, séparer l’homme de l’artiste » de Julie Beauzac, il paraît difficile de maintenir une distinction entre le destructeur et l’artiste.

Malgré son succès auprès des surréalistes et leur lecture très personnelle de Sigmund Freud, la destruction picassienne loin de s’être sublimée dans des agencements pigmentaires, s’est exprimée littéralement dans sa vie. Son art en est la justification, pas la transformation. Se surnommant lui-même le Minotaure, selon Marie-Thérèse Walter, citée par Sophie Chauveau : « quand Picasso arrivait, d’abord il me violait, d’abord il viole la femme puis après on travaille ». Il a ainsi explicitement nommé « Le viol » une cinquantaine de toiles.

Dans l’exposition du Musée Royale des Beaux-Arts, une de celles-ci a été « pudiquement » rebaptisée « Le sexe », accompagnée d’un bref cartel explicatif qui qui paraît être un euphémisme au regard des sources citées précédemment À la cruauté de sa misogynie s’ajoute une profonde méchanceté : d’abord envers le poète Max Jocob, éperdument amoureux du peintre. En 1944, alors que ce dernier avait la possibilité de sauver Max Jacob de la déportation, Picasso n’aurait rien fait, laissant partir vers la mort son mécène-bohème du Bateau-Lavoir. Pour finir par esquisser l’ignominie du peintre le plus célèbre du 20eme siècle, celui-ci aurait cyniquement omis de rédiger son testament, pour continuer à détruire, même après sa vie, celles de ses proches : « quand je mourrai, ce sera un naufrage. Quand un grand navire sombre, bien des gens alentour sont aspirés par le tourbillon, ce sera pire que ce qu’on imagine. »

« La nature existe pour que nous puissions la violer »

Il faudrait fabriquer une histoire du regard anthropocène, analyser le rôle des images dans la souillure du vivant, les appréhender autant pour les cristallisations sensibles qu’elles opèrent que pour la teneur performative qui les sous-tend. Les images, quand elles arrivent à dépasser l’étanchéité de l’entre-soi, s’accaparent de la responsabilité du remodèlement des conditions du sensible. Et si comme l’écrit Nicolas Bourriaud dans « Planète B. Le sublime et la crise climatique » : « Répondre aux enjeux planétaires posés par la crise climatique, c’est assumer le temps long de l’esthétique, mettre en jeu nos représentations du monde », il est grand temps de prendre au sérieux la question de ce regard.

L’histoire de l’image est un champ de bataille où s’affrontent les milices de la planéité : les lignes contre les couleurs, le plein contre le vide, le fond contre la forme, la vitesse contre le repos. Avec Picasso, on assiste au triomphe hégémonique du scientisme face à l’atmosphérique. L’œuvre de Picasso pourrait être perçue comme un passage des natures mortes à la nature tuée, du progressisme esthétique qui n’est que l’autre face de la destruction. Le cubisme s’installe sur une conception tout à fait chosifiée du réel, l’atmosphérisme phénoménologique des symbolistes parait être un archaïsme face à cette modernité brutale. Peindre la nature à partir « de la sphère, du cône et du cylindre » disait Cézanne.

Picasso a disséqué le réel, selon une perspective complètement géométrisante. Picasso n’a pas abstractisé la peinture, il a parachevé l’abstraction de la réalité.  Une exposition qui en dit long sur les dérives esthétiques et morales d’une période de l’histoire de l’art dont le génie pâlit et s’avilit à l’aune des faits enfin dévoilés…