À quelques heures du début des festivités à Binche, j’ai rendez-vous avec un acteur essentiel du carnaval. Je l’attends dans un café à quelques pas de la Gare du Midi à Bruxelles et je l’imagine arriver dans son costume de fête, le chapeau orné de plumes d’autruche sur la tête et les sabots aux pieds. Vous l’avez deviné, je vais rencontrer un des mille Gilles de Binche!

C’est une année particulière pour la ville de Binche qui fête ses neuf cents ans et les vingt ans de reconnaissance du carnaval par l’UNESCO, autant dire que la fête sera belle. Cette ville située dans la province de Hainaut est parfois nommée la «Carcassonne» de Wallonie en raison de son enceinte médiévale mais elle tient surtout sa renommée de son fameux carnaval.

Luc Gouverneur appartient à la cagnotte des «Momo» de la société des «Jeunes indépendants» et  il est heureux de me raconter son carnaval.

L’affiche de cette année est signée Gil Van Damme

« Les formes d’expression carnavalesque sont très anciennes : de l’usage des masques à la bombance, de l’idée de clore une saison à celle d’inversion de l’ordre du monde pendant un petit nombre de jours déterminé. Déjà, plus de 2000 ans avant Jésus-Christ, les Mésopotamiens pratiquaient des rites d’inversion comme les « Sacées », avec des souverains fictifs et éphémères. […] On peut considérer les Lupercales, célébrations qui avaient lieu dans la Rome antique à la mi-février, comme les prémices du carnaval.« 

Gilles Bertrand, Histoire du carnaval de Venise

Affiche ancienne © Ville de Binche

 Un peu d’histoire pour commencer

Les historiens ont retrouvé des traces du Carnaval à Binche dès le XIVe siècle mais les Binchois évoquent plutôt une anecdote datant de deux siècles plus tard: «des Incas seraient apparus en costume lors des fêtes organisées par Marie de Hongrie en 1549 pour accueillir son frère, Charles Quint, et son neveu, Philippe II. Les Binchois appréciant leurs costumes colorés et exotiques auraient perpétué ce défilé dans la cité». Samuel Glotz rapporte cette légende imaginée par le journaliste Adolphe Delmée au XIXème siècle, dans son ouvrageLe Carnaval de Binche.

Peu importent finalement les dates exactes. Chaque année, le mardi gras est célébré dans la cité suivant un rituel et un protocole parfaitement respectés de générations en générations. Depuis septembre les sociétés réunissent leurs membres pour organiser les fêtes des 11, 12 et 13 février.

Pour en savoir plus, j’ai donc posé quelques questions à l’un des mille Gilles qui battront le pavé dès l’aube mardi prochain.

Luc et un ami qui sera bientôt Gille © Archives personnelles de Luc Gouverneur

Un des Gilles de Binche lève le masque

C’est en costume de ville et tête nue que se présente Luc. Aucune chance pour qu’il porte son costume puisque comme le dit l’expression consacrée : «Les Gilles de Binche ne se déplacent jamais».

Je suis impressionnée de rencontrer une figure majeure du folklore belge. Comment devient-on Gille ?

J’étais Gille à Fontaine l’Évêque dont je suis originaire, j’ai ensuite suivi un proche qui faisait le Gille à Binche mais sans pouvoir entrer dans une société. J’ai rencontré ma femme, une Binchoise bien sûr dont le papa était Gille également. Nous nous sommes installés dans la cité et cinq ans plus tard, suivant les règles, j’ai pu participer au carnaval et entrer dans une cagnotte, celle des «Momo».

Quelles règles ?

Pour porter le costume, il faut être Binchois de naissance ou résider dans la ville depuis au moins cinq ans. Il faut aussi ne pas avoir été Gille dans une autre commune depuis cinq ans… Tout cela m’a donc pris dix ans, être Gille, ça se mérite !

Les Gilles, ils sont partout © E-Bay

L’émotion de Luc est palpable quand il se remémore son parcours et je sens qu’au-delà du folklore, être Gille est avant tout une histoire de tradition familiale.

En parlant de costume, est-ce qu’on se le passe aussi de père en fils ?

Ha non, pas du tout, ce sont les louageurs qui façonnent les costumes et les louent. On passe prendre les mesures vers la Saint-Nicolas et on va chercher son costume et si on le souhaite son chapeau, quelques jours avant le carnaval.

Je raconte à Luc que mes grands-parents m’avaient offert autrefois une poupée représentant un Gille avec son costume de jute orné de motifs en feutrine noire, jaune et rouge, la collerette, le grelot et les manchettes blanches, les sabots et le chapeau surmonté de plumes que je pensais obligatoire.

Seuls les membres de la société des «Récalcitrants» sont obligés de le porter, les autres Gilles choisissent de le louer ou pas. Il faut dire que la location du chapeau alourdit la note, faire le carnaval coûte assez cher et s’il pleut, on le laisse à la maison. Personnellement, tant que je peux le porter, je le porte. Même s’il n’est pas très lourd, il faut adopter un port de tête qui peut être douloureux pour le dos au fil des heures. Les plus âgés finissent par y renoncer, ils passent de ce qu’on appelle «la grande tenue» à «la petite tenue». Cette année mon fils va le porter pour la première fois ce qui est très émouvant.

L’atelier de Karl Kersten © rtbf.be – Hugues Decaluwé

Pouvez-vous me raconter le déroulement du carnaval ?

Nous ne sortons habillés en Gilles que le mardi. Le dimanche, c’est la journée des costumés, nous choisissons un thème et sortons déguisés dès 8h30 au son de la viole. Le lundi est le jour de la jeunesse et le mardi est le grand jour ! Je vous invite d’ailleurs avec plaisir à vous joindre à nous dès dimanche matin et surtout mardi pour l’habillage au petit matin !

Voilà une invitation que j’accepte avec plaisir et j’avoue être curieuse d’assister au rituel de l’habillage. Je suppose que vous avez besoin d’aide pour vous transformer en Gille ?

Tout à fait. Le «boureur», la famille et les amis viennent à la maison vers 4H30 et nous partageons un petit déjeuner traditionnellement composé d’un steak de cheval et de champagne. Puis le bourrage commence, il s’agit de remplir le vêtement de paille en formant une bosse sur le ventre et sur le dos. La femme habille son Gille, elle s’occupe de la collerette, des manchettes, des guêtres, de la barrette (bonnet blanc) et du mouchoir de cou. Quand le Gille est bourré (sans mauvais jeu de mots !), il attend le tamboureur qui passe avec les autres membres de la cagnotte pour le ramassage.

Gille, détail du costume © photo Alex Kouprianoff       

Suivant la place que vous avez dans l’ordre de passage, votre maison est envahie par des dizaines de personnes qui boivent une coupe avant de vous emmener vers le prochain arrêt.

Mi-taquine, mi-sérieuse, j’évoque alors la place des femmes dans cette fête traditionnelle qui me semble ne pas avoir beaucoup évolué au fil des temps…

Les femmes peuvent-elles être des Gilles de Binche ?

Non, absolument pas, me répond Luc, mais leur rôle est important et elles accompagnent le cortège pour participer à la fête bien sûr. Elles portent un chapeau en lien avec le thème choisi par la cagnotte le dimanche et un autre chapeau le mardi. Mais vous avez raison, il y a des velléités d’évolution, depuis quelques années, un groupe de femmes, «les Ladies» sort à la viole le lundi. Tous n’ont pas apprécié !

© avpresse

Vous avez cité tout à l’heure le tamboureur, quel est son rôle ?

Il accompagne les Gilles qui n’ont d’ailleurs absolument pas le droit de sortir sans lui, c’est un cas d’exclusion. L’ADF (Association Du Folklore) veille au grain ! Autres contraintes : à Binche, le Gille ne peut pas être barbu, il porte le masque blanc décoré de lunettes vertes avec la moustache, les favoris et la mouche mais surtout pas de barbe en dessous. De la même façon, il lui est défendu de s’asseoir si ce n’est pour déguster huîtres et vin blanc le midi ; le reste du temps, le Gille danse au son des tambours et des fifres et bat la mesure avec son ramon (faisceau de brindilles de saule ficelé avec de l’osier) sensé balayer l’hiver.

Notre Gille avec son masque de cire © Archives personnelles de Luc Gouverneur

Je me demandais justement si vous aviez vos propres musiciens et si les morceaux étaient imposés ?

Chaque société carnavalesque possède sa propre batterie composée de six ou sept tambours, d’un joueur de caisse et d’un porteur de caisse. Les batteries jouent toutes les mêmes airs mais avec des rythmes différents, des petites nuances de «jouage» qui permettent aux membres d’une même cagnotte de se retrouver au milieu de dizaines de Gilles identiques. L’aubade est jouée le matin avant le lever du jour, il y a ensuite un répertoire de vingt-cinq autres airs aux titres évocateurs comme Lion de Belgique, Le Postillon de Longjumeau, Eloi à Charleroi, Mère tant pis, Vos arez in aubade, Les d’gins de l’Estène ou Quand m’grand-mère.

Le parcours du cortège est-il toujours le même ?

Oui, toutes les sociétés se rendent à l’hôtel de ville pour la remise des médailles aux jubilaires; les sociétés de pierrots, arlequins et paysans suivent les défilés. L’après-midi, on se retrouve au carrefour de Battignies et on va jusqu’à la grand’place pour danser le rondeau et offrir les oranges à la foule. Les Gilles de Binche déposent leurs chapeaux dans le hall de l’hôtel de ville où les louageurs viendront les récupérer. Les festivités se terminent à l’issue du cortège du soir à la lueur des feux de Bengale par la danse des Gilles sur la Grand’Place sous les feux d’artifices.

La cagnotte © Archives personnelles de Luc Gouverneur

J’ai entendu dire que les Gilles de Binche s’entraînaient bien avant le carnaval ?

C’est tout à fait vrai, il y a le temps des «soumonces», pendant six semaines avant le Mardi Gras ont lieu des répétitions de batteries pendant lesquelles on porte «l’apertintaille» (une ceinture de clochettes qui fait aussi partie du costume traditionnel) et les sabots.

Le Mardi Gras est-il férié en Belgique ?

Les vacances d’hiver arrivent après mais les écoles de Binche sont fermées le lundi, le mardi et le mercredi pour le carnaval; moi je pose mes jours dès que je connais les dates, je ne manquerais cette fête pour rien au monde.

Clôture du Carnaval 2023 © Archives personnelles de Luc Gouverneur

Vous pensez faire le Gille encore longtemps, Luc ?

Le jour où je ne sais plus faire le Gille, Frédérique… je suis mort !

Luc avait sans doute encore beaucoup de choses à me dire sur cette fête extraordinaire dont il m’a parlé avec passion et fierté mais il a beau être un Gille, en cette fin de semaine, il travaille et doit encore honorer quelques rendez-vous avant la fin de la journée. Nous devrions nous retrouver dans quelques jours au son des tambours et dans le parfum des mimosas, fleur emblématique du carnaval dont il m’a dit que la ville serait pavoisée. J’ai hâte !

Retrouvez le programme du Carnaval de Binche ici.


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