Alors que la Suède fête son 500ème anniversaire et qu’elle a pris les rênes de l’Union Européenne pour les six premiers mois de cette année, le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles abrite l’exposition « Swedish Ecstasy » sous la houlette de son commissaire Daniel Birnbaum. Il nous embarque dans un voyage haut en couleur à la limite du psychédélique et nous réserve d’étonnantes découvertes. Autour de Hilma af Klint, une artiste singulière et mystérieuse dont l’œuvre vient à peine d’être révélée au monde artistique à titre posthume, sont rassemblés une douzaine d’artistes suédois du XVIIIe siècle à nos jours. Les créations diverses de ces femmes et hommes scientifiques, écrivains, peintres et plasticiens ont pour fil conducteur le mysticisme, l’extase et l’ésotérisme.

La figure de proue : Hilma af Klint

Hilma af Klint, 1901

J’étais l’instrument de l’extase.

Hilma af Klint

Une jeune-femme inspirée

Hilma est née à Stockholm en 1862 dans une famille qui comptait déjà deux enfants ; Gustaf, quatre ans  et Ida, deux ans ; une petite sœur, Hermina complètera la fratrie huit ans plus tard. Hilma perdra cette sœur adorée à l’aube de ses dix-huit ans et son souvenir la hantera toute sa vie. Dès son plus jeune âge, elle participe à des séances de spiritisme et communique avec sa sœur disparue. Elle s’efforcera de rendre l’invisible visible à travers son art . Après avoir suivi des études à l’Académie royale des Beaux Arts, elle se fait un nom en exposant essentiellement des paysages et des portraits mais aussi en illustrant des livres d’enfants.

C’est dans la nature qu’elle se sent le mieux, elle y exerce son sens aigu de l’observation et traduit les images qu’elle enregistre mentalement par des formes géométriques colorées et des signes mystérieux. Elle élabore ainsi dès 1906, une œuvre abstraite avant l’heure.

 The Swan,n°2, n°3, n°7, The SUW Series, Group IX, 1915

Hilma s’intéresse à de nombreux courants ésotériques comme la théosophie, doctrine suivant laquelle l’univers tout entier de l’atome à la galaxie, ne fait qu’un ; le rosicrucianisme, recherche de la perfection spirituelle et morale. Cet intérêt pour les sciences occultes influencera fortement son œuvre picturale. Elle organisera régulièrement des séances de spiritisme avec ses amies artistes du « groupe des cinq » qui lui ouvriront de nombreuses pistes d’exploration artistique.

Peintures pour le temple

C’est lors de l’une de ces séances que la jeune-femme reçoit un message lui assignant la mission de créer un temple dont les murs seront couverts de ses peintures. En deux ans, elle en réalisera 111. Déçue par le jugement négatif de Rudolf Steiner, leader de la société théosophique en Allemagne, sur son travail, elle l’ interrompt pendant quatre années qu’elle occupe à soigner sa mère malade. Forte des conseils du philosophe, elle reprend pourtant le pinceau et termine son temple riche de 193 pièces au total.

L’exposition de Bozar propose de découvrir le temple d’Hilma d’une manière inédite, en réalité virtuelle. Ce temple devait être construit en forme de spirale et accueillir l’ensemble des Peintures pour le temple mais on ne sait pas si l’artiste envisageait une construction réelle sur une île suédoise comme elle le note dans l’un de ses carnets ou s’il s’agissait d’un échafaudage purement spirituel. Ce temple prend donc vie pour la première fois dans le musée des Beaux- Arts de Bruxelles sous une forme numérique. J’ai pour ma part été fascinée par l’expérience qui à elle seule vaut le déplacement !

Une œuvre posthume

Beaucoup de carnets portaient les signes +x signifiant que les œuvres marquées ne pourraient être montrées avant vingt années après la mort de l’artiste. Peut-être pensait-elle que son travail ne serait pas compris par ses contemporains. 

Hilma meurt en 1944 et ses tableaux ne seront exposés que quarante ans après sa disparition, en 1986, lors d’une rétrospective à Los Angeles où ils remporteront un vrai succès.

Le monde des visionnaires

Les pionniers : Emanuel Swedenborg et August Strindberg

Le premier est un théosophe né en 1688 et mort en 1772, il enseignait la doctrine « de la Nouvelle Jérusalem » selon laquelle tout a un sens spirituel et était convaincu que le monde invisible des anges et des démons influence le monde visible. Le second, né en 1849 et mort en 1912 est connu comme romancier et auteur dramatique mais il était également peintre.

Les textes de Strindberg, disciple de la mystique du XVIIIe, sont truffés de références à Swedenborg et ses peintures d’une nature tourmentée sont le reflet d’ un esprit torturé.

Les « mal-aimés » C.F.Hill et Ernst Josephson

Ernst Josephson est né en 1851 et mort en 1906, ses méthodes s’opposent à celles de l’académie des Beaux- Arts de Stockholm, diagnostiqué schizophrène, il continue de travailler souvent dans un « état de transe ». Il participe à des séances d’occultisme et signe les dessins qu’il réalise alors de différents noms de maîtres.

Carl Fredrik Hill né en 1849, mort en 1911 est un peintre et dessinateur qui a lui aussi connu des troubles psychiatriques. Interdit de peinture, il passe trente ans enfermé dans la maison familiale à dessiner au crayon noir un monde halluciné et tragique.

Ces artistes partagent une même sensibilité, leur travail a souvent été déconsidéré et leur association dans cette exposition leur apporte un éclairage particulier qui permet de les mettre de nouveau en valeur.

Ses contemporaines

L’Alter Ego : Anna Cassel

Elle fut la grande amie de Helma, son alter-ego artistique. Elle créa des peintures spiritualistes destinées aux cercles ésotériques qu’elles fréquentaient toutes deux. C’est aux réunions de l’Edelweiss Society qu’elles rencontrèrent les trois autres artistes avec qui elles créèrent « les cinq ». 

L’œuvre de cette artiste récemment exhumée à la société anthroposophique près de Stockholm est exposée pour la première fois aujourd’hui. Les notes de Helma évoquent la participation active d’Anna à l’élaboration du Temple. Considérées comme les pionnières de l’abstraction par certains, d’autres les voient davantage comme des artistes Bruts.

« De Fem » (« Les Cinq »)

Dans les années 1890 donc, elle fonde «le groupe des cinq» avec quatre autres artistes qui partagent ses inclinations ésotériques et les pratiques de l’écriture et du dessin automatiques. Mathilda Nilsson,Cornelia Cederberg, Sigrid Hedman, Anna Cassel et Hilma af Klint organisent des sessions hebdomadaires pendant lesquelles elles prient, méditent et échangent avec « les guides spirituels » qui entrent en contact avec elles. Les messages des entités Amaliel et Gregor, entre autres, sont consignés dans des carnets qui orientent les productions artistiques des cinq femmes et de Helma et Anna en particulier.

Spiritualistic Drawing, The Five, 1908

Les héritiers

Cecilia Edefalk

Elle est l’une des artistes suédoises les plus connues à l’étranger. Ses œuvres, fruits de pratiques médiumniques, sont hantées par les esprits. Elle explore un même motif à travers des séries qui laissent la place à la méditation et à l’expérimentation du temps.

Lars Olof Loeld

Des formes simples et un panel de couleurs limité lui permettent de toucher à la langue poétique de la sagesse cultivée par la tradition ésotérique. Il tente de parler la « langue des oiseaux » par le biais d’un minimalisme où coexistent l’extase et la retenue. 

Alchimiste des temps modernes, Lars Olof Loeld comme Helma avant lui rend l’invisible visible.

Cette grande exposition vous permettra d’admirer aussi les œuvres de Christine Ödlund, une installation lumineuse de Carsten Höller, des installations de néon de Daniel Youssef et d’écouter les enregistrements de joiks de Karl Tirén.

À différents endroits de l’exposition sont disposés des téléphones que l’on vous invite à décrocher pour écouter les enregistrements de joiks* réalisés par Karl Tirèn, collectionneur et chercheur en musique populaire traditionnelle. 

Certains enregistrements ont plus d’un siècle, d’autres sont plus récents.

*Joik : chant traditionnel du peuple autochtone sami (installé sur une zone qui couvre le nord de la Suède, de la Norvège et de la Finlande ainsi que la Laponie) issu des traditions chamaniques.

Un enfant me demandait une fois : Pourquoi les fleurs, si belles, ne chantent-elles pas comme les oiseaux ? » Elles chantent, lui répondis-je, mais nous ne savons pas les entendre.

Inferno, August Strindberg

J’espère vous avoir donné envie de découvrir les artistes visionnaires de l’exposition Swedish Ecstasy qui vous entraîneront dans un  fabuleux voyage spatio-temporel. Je vous conseille de terminer par la visite du Temple de Hilma Af Klint, un voyage cosmique de douze minutes dans un  univers poétique et coloré qui ne peut que vous enchanter.

Pour continuer le voyage, vous pouvez lire The Five Lives of Hilma Af Klint, une superbe biographie graphique de Philipp Deines (dessinateur) et Julia Voss (scénariste) , David Zwirner Books ; et bien sûr l’incontournable catalogue édité par Daniel Birnbaum, Bozar Books. Les deux ouvrages sont disponibles à la librairie.

Infos pratiques

Swedish Ecstasy, Hilma af Klint, August Strindberg et autres visionnaires

Jusqu’au 21 mai 2023 au Bozar Rue Ravenstein 23, Bruxelles.