Qui n’a jamais été tenté, au moins une fois dans sa vie, de titiller les cartes ? Qu’ont-elles de si mystérieux ou merveilleux à nous apprendre ? Les jeux de tarots dits « de Marseille » seront sans doute l’objet d’un prochain article. Mais aujourd’hui, nous désirons attirer l’attention du lecteur sur un autre ensemble de cartes, un peu moins célèbres pour le tout-un-chacun : Le tarot de Mantegna.

Nous ne nous perdrons pas dans la présentations de ce célèbre peintre florentin du Quattrocento. Néanmoins, il ne nous semble pas inutile de préciser que ces mystérieuses cartes ont été le fruit d’une époque durant laquelle les artistes, les philosophes et les scientifiques collaboraient tous pour faire naître les bases d’un monde nouveau : le Renaissance.

A cette époque, offrir un tarot était un véritable cadeau luxueux et n’avait rien à voir avec la voyance des Bohémiens ; en témoigne les célèbres tarots des Visconti ou celui de Charles VI qui étaient recouverts à la feuille d’or.   

Sandro Botticcelli, Piero della Francesca, Paolo Uccello et Andrea Mantegna sont tous contemporains du philosophe néoplatonicien Marsile Ficin. Ce dernier, grâce à son fameux mécène Côme de Medicis, fit répandre ses idées dans toute l’Italie du Quattrocento.

Grâce à eux, l’Académie néoplatonicienne vit le jour à Florence. Côme de Médicis fait venir Marsile Ficin lui donne une maison pour qu’il y installe son Académie. Cette Académie rassemble de nombreux érudits de tous genres.

Marsile Ficin commence à traduire Platon et en commente Le Banquet ; écrit une Théologie platonicienne en opposition aux aristotéliciens (1482), traduit en latin Platon (1484) et Plotin (1486), ainsi qu’Hermès Trismégiste. Il traduit également en latin PorphyreJamblique et Pseudo-Denys l’Aréopagite.

C’est dans ce contexte philosophique et esthétique platonicien où l’humanisme sous le traits stylisé d’un savant mélange de culture provenant de l’Antiquité païenne et de religion chrétienne qui cohabitent et parfois même « se marient aisément »  qu’est apparu le tarot de Mantegna dont il est devenu indissociable.

Mais, revenons-en, si vous le voulez bien, aux cartes appelées « tarot de Mantegna ». Malgré que l’usage veut lui attribuer ce titre que nous lui laisserons volontiers car la qualité des estampes ne nuira nullement à la réputation du célèbre artiste, le tarot de Mantegna n’est ni un jeu de tarot ni d’avantage une création de Mantegna. Ce tarot serait sans doute l’œuvre d’un artiste de l’école de Ferrare et pourrait être identifié au « Globi ludus » ou « Jeu du gouvernement du monde » inventé à Mantoue par le Pape Pie II et les cardinaux Nicolas de Cues et Jean Bessarion vers 1459.

Voici ce qu’en dit d’ailleurs le Cardinal Nicolas de Cues :

« J’ai pensé inventer un jeu des connaissances, j’ai réfléchi à la façon dont il fallait le faire. […] Ensuite, je l’ai défini, en le faisant comme vous le voyez »

« Ce jeu se joue, non d’une façon enfantine, mais en Dieu, comme dans le monde renouvelé, a joué la Sainte Sagesse. »

La suite de ces estampes existe en une quinzaine d’exemplaires dont on connaît deux types de séries nommées la série E et la série S.

Contrairement à un tarot classique qui est composé de 56 lames mineures et 22 lames majeures, soit un total de 78 cartes, le tarot de Mantegna quant à lui, est composé de 50 lames numérotées et disposées en 5 séries désignées par les lettres E, D, C, B, A de 10 figures.

Les  cartes forment un ordre hiérarchiques évoquant un parcours qui va de la plus basse condition de mendiant (Misero, E – I) jusqu’à Dieu (Prima causa, A – XXXXX). Dans la conception sacrée de l’univers, tout dépend de la Cause Première.

A la Renaissance, la symbolique des nombres se retrouve partout et tout le temps. Si le tarot est composé de 5 séries de 10, on peut néanmoins s’apercevoir facilement que le 9 et le 7, nombres hautement symboliques à cette époque, se retrouvent également au sein-même des séries (les 9 muses, les 7 arts libéraux, les 7 vertus). Le 7 est lui-même souvent subdivisé en 3+4 comme nous pourrons le voir plus loin.

Nombreuses estampes font malgré tout écho à certaines lames des tarots classiques soit par la ressemblance iconographique, soit par la signification.

Ces estampes ne sont pas en couleur mais parfois, certains motifs sont dorés au pinceau comme ci-dessous :

Chaque série est consacrée à un thème dont voici les illustrations

E : La hiérarchie de la société et la condition humaine

Cette série décrit les conditions de l’homme mortel allant du plus misérable (Misero) au plus puissant (le Pape).

Les historiens de l’art semblent tous s’accorder sur le fait que cette série semble directement inspirée de la « Danse macabre », thème artistique populaire à la fois le folklorique et élaboré à la fin du Moyen-Âge. Cette danse mêle morts et vivants en soulignant la vanité des distinctions sociales dont se moque le destin, fauchant le pape comme le pauvre prêtre, l’empereur comme le serviteur.

D : Les muses et Apollon

Nous voyons ici les neuf muses, toutes représentées accompagnées d’une sphère  et de leur instrument ainsi que Apollon musagète.

Apollon et les muses ont beaucoup inspiré les artistes de la Renaissance italienne notamment grâce à l’œuvre du poète latin Virgile. Dante, lui-même, qui précède le tarot de Mantegna de plus d’un siècle, en fut le disciple philosophique et appelle Virgile lui-même « Notre plus grande muse » (Paradis XV, 26).

Qui sont ces muses ?

Selon Homère, elles sont filles de Jupiter et Mnémosyne, autrement dit, filles du Roi des dieux avec Mémoire. Elles seraient donc là pour nous « rafraîchir la mémoire » grâce à leurs chants, une mémoire de nos origines céleste, leur père étant le roi des cieux. Cela rejoint l’idée de réminiscence platonicienne qui dit que connaître, c’est se souvenir.

Virgile commence d’ailleurs l’Enéide par ces vers : « Muse, rappelle-moi les causes » (Enéide I,8)

Et Apollon ?

Frère jumeau d’Artémis, ils forment ensemble un couple céleste : la lune et le soleil. Il est également fils de Jupiter. Sa mère, quant à elle est la déesse Latone (Leto chez les grecs). Il naît sur l’île de Délos. Peu après sa naissance, Jupiter lui remet un char tiré par des cygnes et lui ordonne de se rendre à Delphes. Le dieu n’obéit pas immédiatement, mais s’envole à bord de son char pour le pays des Hyperboréens.

Il est dieu du soleil mais aussi des arts, de la musique et du chant. On le dit « musagète » car il est conducteur des muses.

C : Les arts libéraux et les sciences

Cette série décrit les connaissances et disciplines nécessaire pour devenir un homme accompli selon l’esprit de la Renaissance. Les 7 arts libéraux se regroupaient alors en deux parties :

Le Trivium : Le trivium est une méthode systématique de la pensée critique utilisée pour déterminer les faits et certitudes parmi les informations perçues par les cinq sens : vue, ouïe, goût, toucher et odorat. Pour l’Université médiévale, le trivium était la division inférieure parmi les sept arts libéraux. Il s’agit de la grammaire, la dialectique et la rhétorique.

Le Quadrivium : Le terme quadrivium désigne l’ensemble des quatre sciences mathématiques dans la théorie antique : l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie

Si le Quadrivium est considéré  comme « supérieur » au Trivium, on en trouve la preuve dans de nombreux textes et témoignages.

L’astronomie était à l’époque considérée comme la sciences supérieure à toutes les autres. Quant à  la géométrie, elle était également considérée comme une connaissance élevée :

« Que nul n’entre s’il n’est géomètre ». La tradition veut que cette phrase ait été gravée à l’entrée de l’Académie, l’école fondée à Athènes par Platon.

Pour compléter ces 7 arts libéraux et arriver à une série de 10, l’artiste y a ajouté la poésie, la philosophie et la théologie qui permet de compléter la série par les « Sciences divines ».

B : Les principes cosmiques et les 7 vertus

Les 7 vertus sont codifiées dans la théologie scolastique chrétienne depuis le Moyen-Âge.

Les vertus cardinales : au nombre de 4, elles sont connues et louées par les philosophes depuis l’Antiquité et décrites par Platon, Aristote et Thomas d’Aquin:

L’ordre d’importance platonicien est le suivant : la Prudence, la Tempérance, la Justice et la Force.

Selon Les Lois : « Dans l’ordre des biens divins, le premier est la prudence ; après vient la tempérance ; et du mélange de ces deux vertus et de la force naît la justice, qui occupe la troisième place ; la force est à la quatrième. Ces derniers biens méritent par leur nature la préférence sur les premiers ; et il est du devoir du législateur de la leur conserver. »

Les vertus théologales : sont triples et sont issues du Nouveau Testament (I Corinthien XIII, 13) : la Foi, l’Espérance et la Charité

« Maintenant, la foi, l’espérance et la charité demeurent toutes trois, mais la plus grande est la charité. »

Dans le christianisme, ce groupe de quatre vertus humaines, « cardinales », est complété par les trois autres vertus dites « théologales », car surnaturelles, données par Dieu même, ce qui les rend plus parfaites.

Dans les œuvres du Moyen-Âge, de la Renaissance, et du XVIIIe siècle, les vertus sont généralement représentées de façon allégorique sous les traits de femmes avec des attributs symboliques. La Prudence est souvent associée au miroir et au serpent. La Tempérance est symbolisée par deux récipients avec l’eau passant de l’un à l’autre. Pour ce qui est de la Force d’Âme, l’attribut est généralement un glaive ou une couronne. Et enfin, pour représenter la Justice, ce sont souvent la balance ou l’épée qui servent d’attribut.

A : Les 7 planètes et les sphères

Les 7 planètes sont ici représentées dans l’ordre géocentrique ptoléméen. La terre est au centre, vient ensuite, la lune, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et enfin Saturne. Après Saturne, il y avait la « sphère des étoiles fixes » illustrée ici par la « Huitième sphère ». Au-delà du cosmos, il y a « La cause Première », autrement dit, Dieu.

Dans cette série, nous y voyons trois fois la représentation d’un char. A partir de 1300, alors que les carnavals étaient très en vogue dans le Nord de l’Italie, de nombreux défilés de chars transportant et exposant des scènes mythologiques par exemple étaient organisés et appelés Trionfo. On les retrouvera d’ailleurs d’abord dans l’œuvre de Pétrarque, les Triomphes. Il s’agissait d’une série de poèmes mettant en scène des allégories défilant sur des chars. Ces chars étaient donc une tendance typique de cette époque en Italie et ont donc tout naturellement inspiré l’artiste dans la création de ces estampes.

Le char du Soleil représente ici la scène terrible de la chute de Phaeton. Ce dernier, fils d’Helios, le Soleil, demande un jour à son père de conduire son char. Après forte insistance, Helios finit par céder et lui confie les rênes. Mais le malheureux n’ayant ni le courage ni la force suffisante, incapable de le diriger, il embrasa la terre. Zeus n’eut donc pas d’autre choix pour mettre un terme à ces dégâts de le foudroyer. Phaeton tomba mort dans le fleuve Eridan. 

Jupiter, quant à lui est représenté dans une mandorle. Ce symbole se retrouve dans toute l’iconographie religieuse du Moyen-Age. Dans les cathédrales, c’est généralement la figure d’un Christ en gloire qu’on y retrouve.  C’est également l’illustration d’une femme dansant dans une mandorle que l’on retrouve sur la dernière lame majeure du tarot de Marseille.

Conclusion :

Pour conclure cette brève présentation d’une œuvre aussi esthétique que passionnante, nous pourrions simplement ajouter que, pour pénétrer le mystère de ces arcanes, il faudrait avant tout se plonger dans l’étude approfondie des symboles que l’on retrouve sur toutes ces images.

Cet ensemble de 50 carte n’a vraisemblablement jamais été utilisé pour « dire la Bonne aventure » mais aurait pu être une commande de prestige venant d’un cardinal (voire du pape lui-même) au même titre que les tarots de Visconti ou du roi Charles VI.

Fort différent de ce qui est communément appelé tarot, il est en quelques sorte une synthèse philosophiques et des connaissances du Quattrocento.


Voulez-vous découvrir l’invocation des morts ? Lisez notre interview de la medium Patricia Darré.