Si vous passez par la capitale française ces jours-ci, précipitez-vous au mahj, le musée d’art et d’histoire du Judaïsme pour découvrir un photographe qui a traversé les années noires de notre histoire sans renoncer à son destin artistique. Même si son nom ne vous dit rien, il y a fort à parier que vous reconnaîtrez un certain nombre des clichés qui ont fait son succès dans Vogue notamment. De Berlin à Amsterdam et de Paris à New-York, de l’arrière-boutique d’une maroquinerie au studio de Central Park, il construit une œuvre dans un domaine où il devient un expert des méthodes les plus avant-gardistes. Je vous invite à un petit parcours dans la vie et dans l’œuvre d’un photographe de premier plan du vingtième siècle au cœur du Marais.

Zoom biographique

BERLIN 1897-1918

Erwin Blumenfeld vient au monde en 1897 au sein de la bourgeoisie juive de Berlin. Son père, à la tête  d’une fabrique de parapluies, meurt quand il a seize ans de la syphilis, l’entreprise en faillite est liquidée et l’adolescent se voit contraint d’abandonner ses études et de trouver du travail. 

Un oncle américain, peut-être un signe,  lui avait offert un appareil photo pour ses dix ans et son premier autoportrait date de 1911. Dans les lettres qu’il envoie à Lena, la cousine de son ami Paul Citroën, il confie ses aspirations d’artiste. Il parle longuement de ses lectures, de son goût pour le théâtre et le cinéma. Il fréquente le café des Westens, haut lieu de la bohème berlinoise.

Il est mobilisé à l’automne 1916 comme ambulancier sur le front français et rejoint Léna à Amsterdam dès la fin de la guerre pour l’épouser.

AMSTERDAM 1918-1935

« Chef du mouvement Dada néerlandais »

Famille Blumenfeld, vers 1939

Le jeune marié ouvre une maroquinerie mais consacre tout son temps libre à la photographie. Il tire le portrait de ses clientes dans l’arrière-boutique, les développe dans sa chambre noire et expose les clichés dans la vitrine. L’accès d’Hitler au pouvoir en Allemagne et les problèmes d’importation des marchandises qui s’ensuivent accentuent les difficultés de son commerce et il met fin à son entreprise. La fille du peintre Georges Rouault, de passage à Amsterdam , voit les portraits dans la vitrine et lui propose de travailler à Paris.

PARIS 1935-1942

La famille Blumenfeld s’installe alors en France où Erwin espère vivre de sa passion. Il est un habitué du café du Dôme à Montparnasse où il rencontre les intellectuels en vue. Il participe à l’Exposition internationale de la photographie contemporaine au Musée des Arts décoratifs, expose ses portraits dans une galerie et obtient ses premiers contrats publicitaires. 

Il rencontre Cecil Beaton qui le fait engager par l’éditeur de Vogue, Michel de Brunhoff et réalise alors une série de photos, « Sur la Tour Eiffel » qui le rendront célèbre .  

Il signe un contrat comme correspondant de mode avec Harper’s Bazaar mais son ascension est contrariée par l’arrivée de la seconde guerre mondiale. Ressortissant allemand et d’origine juive, il est interné avec sa femme et ses trois enfants dans différents camps du sud de la France avant de s’enfuir en embarquant sur le cargo Mont Viso de Marseille. Ils gagneront les Etats-Unis après plusieurs escales en Algérie et une quarantaine dans le camp marocain de Sidi-El-Ayachi.

NEW-YORK 1943-1969

Photographe de mode maintenant reconnu, Erwin Blumenfeld ouvre un studio à Manhattan et produit plus de cent couvertures pour les magazines de mode. Il obtient la nationalité américaine en 1946. Il succombe à une crise cardiaque à Rome le 4 juillet 1969. 

Je peux aujourd’hui m’enorgueillir d’avoir vécu en direct la fin de l’Ancien Monde : ce fut laid, stupide et mortellement dangereux. 

Jadis et Daguerre, livre d’Erwin Blumenfeld

Zoom artistique

Un expérimentateur

Erwin Blumenfeld adopte des principes de composition modernistes, ses cadrages sont serrés ; il utilise des techniques novatrices comme  la solarisation, les surimpressions, les effets de miroirs et  d’optique, les jeux d’ombre et de lumière.

La femme est une source d’inspiration essentielle pour le photographe qui multiplie les effets pour rendre les corps abstraits. Ce sont ses nus qui ont incité Cecil Beaton à lui présenter Michel de Brunhoff qui verra immédiatement en lui un photographe de mode hors pair.

Life, New-York, 1942

Il s’inspire des maîtres de la peinture et instaure avec eux un dialogue plus ou moins explicite. Il recrée ainsi des œuvres célèbres ou parsème ses images d’allusions plus discrètes appelées à être traduites par l’observateur averti.

Un découvreur

Lors d’un voyage d’agrément effectué en 1928 depuis Amsterdam jusque dans le sud de la France avec son épouse, Erwin Blumenfeld réalise une série de photographies aux Saintes-Marie-de-la-mer. Les gitanes apparaissent dans toute leur authenticité, loin du folklore convenu.

Il se lie d’amitié avec Henri Lehmann, anthropologue au musée d’ethnographie du Trocadéro, peu de temps après son installation à Paris. Cette relation lui permettra de collaborer avec le musée et de rencontrer de nombreuses personnalités.

Dans cette veine documentariste qui témoigne du goût de Blumenfeld pour l’histoire des peuples, on découvrira une série de clichés montrant une fête à San Ildefonso au Nouveau-Mexique en 1947 pendant laquelle dansent des représentants de peuples autochtones.

Un « survivor »

Il a survécu à deux guerres et a échappé aux griffes du monstre nazi ce qui ne l’a pas empêché de régler ses comptes avec le dictateur dès son accession au pouvoir. Pour Blumenfeld, Hitler incarne la mort et ses « gueules de l’horreur » montrent un autre aspect de son œuvre aux antipodes des images de mannequins sur papier glacé qui ont fait sa renommée.

Une exposition qui permet de mieux appréhender l’œuvre d’Erwin Blumenfeld éclairée par une  dimension plus intime et  d’autant mieux documentée que la petite fille du photographe, Nadia Blumenfeld-Charbit en est la co-commissaire.

Les petits films et les citations tirées de l’autobiographie de l’artiste, Jadis et Daguerre, qui émaillent le parcours font entendre la voix d’un personnage passionnant qui traverse le tourbillon du XXe siècle avec un humour mordant.

J’espère que vous pourrez profiter des derniers jours de cette exposition mais si tel n’était pas le cas, n’hésitez pas à découvrir l’écrivain Erwin Blumenfeld.