Pierre et Marie Curie, deux célèbres savants qui ont reçu ensemble le Prix Nobel de Physique en 1903. Marie Curie en plus a reçu seule un second Prix Nobel, celui de Chimie, en 1911. Des personnalités cultes de la science. Et plus encore : ils ont aussi été des chercheurs actifs dans le spiritisme. Mais ce secteur de leurs recherches reste encore tabou. Ca fait désordre. La BD « Marie et les Esprits » aborde avec brio cet aspect qui a été longtemps caché sous le tapis. Nous avons rencontré le dessinateur français Olivier Roman et son éditeur belge Nicolas Anspach.

Certes, ce n’est pas la première fois que l’on jette un voile pudique sur certaines recherches de grands savants. Longtemps on a cru qu’Isaac Newton était seulement un immense physicien, on a appris depuis qu’il fut d’abord un grand alchimiste, art qu’il considérait comme la plus importante de ses activités. Son laboratoire d’alchimie, sa bibliothèque sur ce thème, tout avait été caché. Mais les documents que l’on a voulu enfoncer dans les profondeurs de l’oubli remontent au fil des siècles à la surface. Et cela ne diminuent en rien la valeur des grands scientifiques qui se sont adonnés à ces recherches, que du contraire.

Marie Sklodowska-Curie, confrontée à la mort dès son plus jeune âge, avec ici le décès de sa soeur Zofia © Editions Anspach

Je pense qu’il n’y a aucun domaine tabou, interdit à l’étude. Ce serait là, au contraire, faire montre d’obscurantisme 

Marie Curie dans la BD « Marie et les Esprits »
Pierre et Marie Curie, découvreurs du radium © Editions Anspach

Grégoire Tolstoï : Olivier Roman, comment êtes-vous arrivé à la BD et aux mystères ?

Olivier Roman : J’étais un peintre mural, et je m’intéressais aussi beaucoup à la BD.  Je travaillais à l’époque dans une agence de pub et un des jeunes collaborateurs me parle d’une nouvelle maison d’édition qui s’était créé, Soleil Productions, qui cherchait des dessinateurs. Nolane était un scénariste que je connaissais bien. Il m’a proposé un scénario, Harry Dickson, qui est en fait un détective de l’occulte, du fantastique. Ca m’a tout de suite plu. Je préférais cela même à Sherlock Holmes qui voulait prouver scientifiquement des choses qui semblaient impossibles. Conan Doyle, pourtant adepte d’ésotérisme, démontrait avec son héros que tout mystère est en fait explicable. Alors que derrière Harry Dickson il y avait l’immense écrivain belge Jean Ray qui, lui, allait vers l’inexplicable.

Des phénomènes étranges devant des scientifiques © Editions Anspach

De manière générale, je suis intrigué par les mystères et les phénomènes que l’on peut plus facilement appréhender, sur lesquels il y a eu des études, comme les prémonitions, la télépathie, la télékinésie. Je suis moins axé sur les fantômes et les vampires. On ne connaît pas tout, beaucoup de choses nous échappent, la réalité est tellement vaste que c’en est magnifique. Dans « Marie et les Esprits » le couple Curie aborde ces sujets avec leur démarche scientifique habituelle, avec leurs instruments de mesure.

Nicolas Anspach : Je suis tombé sur cette information par hasard et j’en suis tombé de ma chaise. Comment est-ce possible que les plus grands scientifiques du début du XXe siècle aient pu étudier le spiritisme ? Comment ont-ils pu « tomber là-dedans », en quelque sorte ? J’ai fait des recherches, j’ai appris que c’était réel et que cela avait été caché. J’en ai parlé à Rodolphe le scénariste qui lui est plus porté sur l’étrange que moi. Puisque c’était documenté l’envie est venue d’en faire une histoire, tout bonnement incroyable.  

© Editions Anspach

Olivier Roman : Quand Rodolphe m’en a à son tour parlé, je lui ai dit qu’il devait s’être trompé. Pierre et Marie Curie, des sommités mondiales de la science, qui s’intéressent au spiritisme ? Eh bien oui ! Mais c’est très discret, pour ne pas dire tabou. J’ai vu récemment une interview de l’arrière-petite-fille de Marie Curie, qui préserve l’aura de son illustre ancêtre. Elle a parlé une heure du couple Curie sans jamais dire un seul mot de cet aspect de leurs recherches.

Nicolas Anspach : Et pourtant, Pierre Curie a écrit sur le sujet, Henri Bergson, le Prix Nobel de Littérature 1927 en a témoigné. C’est visible à la Bibliothèque Nationale de France, et Marie Curie a écrit un journal intime disponible sur le site de la BNF. Elle dit beaucoup de choses très personnelles sur la mort de son mari, mais il y a aussi beaucoup de passages qui sont découpés au ciseaux… Je me pose des questions. Puisqu’elle se dévoile très intimement sur son deuil, en quoi consistent les passages découpés ? Pour moi ils doivent avoir trait aux séances de spiritisme.

Les fameux ectoplasmes © Editions Anspach

Olivier Roman : Il y a eu une séance après la mort de Pierre Curie. On sait qu’elle a eu lieu, les sources historiques existent. Mais on ne connaît pas le contenu de la séance car elle a été totalement privée, sans compte-rendu, à la différence de toutes les séances précédentes qui étaient des séances de recherche entièrement documentées. Personnellement je pense que Marie a voulu se mettre en contact avec Pierre. On le retrouve dans la BD, avec les avertissements nécessaires puisque nous ne savons pas ce qui s’est passé alors.

Déjà le père de Pierre Curie pratiquait le spiritisme, et c’est à l’initiative de Pierre que Marie Curie s’est intéressée au sujet. C’était à l’origine son désir à lui. Mais la peur de dégrader l’image purement scientifique du couple a effrayé le monde académique. Et pourtant, les carnets existent, les témoignages, les preuves de leurs recherches.

La table lévite © Editions Anspach

Nicolas Anspach : Dans le cas des Curie il est frappant de voir que ce sont les scientifiques qui amènent la médium à Paris dans un lieu neutre pour l’observer. Ce ne sont pas eux qui vont la consulter dans un cabinet au fin fond de Naples d’où elle était originaire.

Grégoire Tolstoï : Vous parlez de la médium Eusapia Palladino qui apparaît dans la BD. C’est une personnalité controversée, qui a avoué elle-même avoir eu recours dans certains cas à la tricherie. Un de mes amis bruxellois, Christian Chelman, grand magicien de spectacle devant l’Eternel, possède une incroyable collection d’objets liés au surnaturel, le Surnateum. Il m’a montré un faux pouce duquel un faux médium pouvait tirer jusqu’à deux mètres de gaze pour faire croire à un ectoplasme. Ce sont quand même des tours assez grossiers.

Olivier Roman : Avec cela nous sommes justement au centre du sujet, à savoir : jusqu’à quel point il y a tricherie, et y a-t-il vraiment des phénomènes ? Je fais beaucoup de recherches documentaires pour dessiner sur ce sujet. Personnellement je n’ai jamais assisté à ce genre de phénomènes. Mais je connais des personnes qui me sont très proches, et en qui j’ai une confiance totale, qui ont vécu des choses inouïes. Il y a bien des choses qui nous échappent, et quand on les a devant les yeux on ne peut pas dire : ça n’existe pas ! Je prends acte, et je m’interroge.

Rodolphe a fait un très bon boulot en écrivant un scénario qui colle au plus près de la réalité. J’ai adoré la manière dont il a traité la séance qui a suivi la mort de Pierre. Marie est venue avec les vêtements ensanglantés de son défunt mari qui avait été renversé par une voiture hippomobile en plein Paris. Pour ce passage en particulier il prévient : c’est une spéculation.

Nicolas Anspach : Il y a des choses intéressantes dans l’histoire d’Eusapia Palladino. Lorsque, dans un lieu neutre et vérifié, elle opère devant huit scientifiques qui la surveillent, lui tiennent les bras et les jambes, et qu’elle fait voler devant leurs yeux une bassine contenant cinq ou six kilos de terre glaise qu’ils ont apportée eux-mêmes, qu’elle amène cette bassine flotter contre l’épaule de Marie Curie, c’est interpellant.

Mon objectif, avec le scénariste Rodolphe, est d’essayer de comprendre la démarche de ces grands esprits scientifiques qui au début du XXe siècle s’intéressaient au spiritisme. A aucun moment nous n’avons voulu donner une mauvaise image de Pierre et Marie Curie. Au contraire, j’ose espérer qu’ils seraient heureux de cet album. De très nombreux grands intellectuels du temps se sont intéressés à ce sujet, ils ne sont pas les seuls. Même Victor Hugo a pratiqué cette activité. J’ai été très touché par le dessin d’Olivier Roman, la manière dont il montre combien Pierre et Marie Curie étaient amoureux, liés, pour ainsi dire fusionnels.

Marie Curie, une femme amoureuse © Editions Anspach

Olivier Roman : Cela m’a très fort marqué. Ces deux amoureux qui travaillent main dans la main, c’est très touchant. Ce qui m’a le plus frappé dans cette histoire c’est le fait qu’un couple aussi emblématique de la science, qui n’a rien à prouver, se soit intéressé au spiritisme, c’est beau. C’est ça le courage et l’ouverture d’esprit.

Olivier Roman a été le dessinateur de la série Harry Dickson (1992 à 2009), puis de Alchimie (2010-2011), Le Chant de la Dorgne (2013), Les Fables de l’Humpur (2013), Rendez-Vous avec X : Mata Hari (2019), Roxelane, la Joyeuse, dans la série Les Reines de Sang (2020), Sprague (2022), Marie et les Esprits (2023).

Nicolas Anspach a longtemps été le rédacteur en chef d’ActuaBD, puis a lancé il y a sept ans sa propre maison d’édition de bande-dessinées, Anspach, qui compte déjà vingt ouvrages au catalogue.

« Marie et les Esprits » est publié en 2023 aux éditions Anspach.


Lisez sur Culturius l’interview d’une médium d’aujourd’hui, Patricia Darré.