Le réalisateur italien Marco Bellocchio nous offre un drame historique de très grande qualité, « Rapito », ou « L’Enlèvement » en français, sélectionné à Cannes en 2023. Une dénonciation magistrale de l’obscurantisme et du fanatisme.

L’histoire vraie d’Edgardo Mortara

Rapito, ce magnifique film nous conte l’histoire authentique du petit Edgardo Mortara, un petit garçon juif de six ans, qui va être enlevé par la police du pape et emmené loin de sa famille. La raison ? Il aurait été baptisé par la femme de ménage chrétienne qui travaillait pour cette famille juive de Bologne. Lors du procès qui suivra quelques années plus tard, elle dira que c’est parce que le petit garçon était malade alors qu’il avait à peine six mois, et qu’elle pensait qu’il allait mourir. Elle l’aurait donc ondoyé afin que son âme n’erre point dans les limbes en cas de décès. Six ans après ce baptême improvisé, elle avouera son geste auprès du Grand Inquisiteur de Bologne qui retirera le petit « Chrétien » de son milieu familial juif afin de lui éviter de devenir apostat, d’être excommunié et de perdre son âme.

Le petit Mortara joué dans Rapito par Enea Sala © Marco Bellocchio / Ad Vitam

A l’époque, en 1858, Bologne fait partie des États pontificaux, avec un pape-roi tout-puissant à leur tête. La loi catholique s’applique donc avec rigueur et sévérité, et un enfant chrétien ne peut vivre au milieu de Juifs. Ce sera pour la famille Mortara un terrible déchirement de voir un de leurs enfants ainsi kidnappé par la force des baïonnettes et d’une loi inique. Ses parents tenteront à leur tour de l’enlever pendant une messe pour le libérer, mais ce sera un échec.

A la suite de cette opération commando ratée, le petit garçon sera caché sous un faux nom dans un couvent du Tyrol pour échapper aux tentatives de récupération par sa famille. Les parents du jeune garçon le retrouveront à la chute de Rome en 1870 et avec la réunification italienne, mais Edgardo refusera de les suivre. Plus tard son père sera faussement accusé d’avoir jeté une de ses servantes par la fenêtre. Il sera emprisonné pendant sept mois et mourra prématurément en 1871.

Le vrai Edgardo Mortara (à droite) avec sa mère, entre 1878 et 1890 © Wikipedia Commons

Le film « Rapito »

Marco Bellocchio nous montre l’évolution de ce petit garçon juif enfermé dans la Maison des Catéchumènes à Rome, un internat où l’on éduquait les petits enfants juifs ou musulmans dans la Foi catholique. Cette institution était financée de manière perverse par une taxe spéciale sur les synagogues. Avec le temps le jeune Edgardo Mortara développera ce qu’on peut appeler un Syndrome de Stockholm, une sympathie très forte pour ses ravisseurs, au point de rejoindre les rangs de l’Église catholique et de se faire ordonner prêtre. Il essaiera même de convertir ses parents au catholicisme. Son nouveau prénom après son baptême devant le pape Pie IX lui-même sera Edgardo-Pio, en honneur du Souverain pontife qu’il vénérera toute sa vie.

Mortara adulte dans Rapito, interprété par Leonardo Maltese © Marco Bellocchio / Ad Vitam

Le film s’arrête à la mort de la mère d’Edgardo survenue en 1895 en Suisse. En réalité sa vie de prêtre s’est longuement poursuivie par la suite. Il devient missionnaire dans de nombreux pays, et même aux États-Unis où il se donne pour but d’évangéliser les communautés juives américaines ! L’archevêque Michael Korrigan de New-York doit même écrire au Saint-Siège en 1897 pour se plaindre des actions de Mortara qui mettent l’Église catholique américaine dans l’embarras.

C’est en Belgique, à l’abbaye du Bouhay, à Bressoux près de Liège, que le père Mortara meurt le 11 mars 1940. Quelques mois plus tard les Allemands envahissent la Belgique et instaurent les lois anti-juives. Que serait devenu ce prêtre catholique à l’ascendance entièrement juive ? Aurait-il été déporté ? Nous ne le saurons pas, mais nous savons qu’une partie de sa famille a été exterminée durant la Shoah.

Que sont les limbes et l’ondoiement ?

Les limbes sont le séjour d’errance des enfants morts non baptisés. Dante Alighieri, le poète florentin, y situe le Chant IV des Enfers de la Divine Comédie. C’est le cercle des vertueux non baptisés, vertueux certes, mais déjà dans le premier cercle des Enfers quand même. Le mot vient de « limbo », le bord, en latin. Bien que Saint Grégoire de Nazianze (329-390) affirme que les âmes des enfants ne sont pas destinées à souffrir dans l’Au-delà, l’Église catholique décide au Moyen-Âge qu’il existe deux sortes de limbes : les Limbes des Enfants morts avant le baptême, et les Limbes des Patriarches, qui accueillent les âmes des Justes nés avant l’arrivée du Christ. Leur punition : vivre dans le désir éternel de voir Dieu, sans que jamais ce désir ne soit comblé, sans avoir la « vision béatifique de Dieu ».

Miniature de la Divine Comédie de Dante (Enfer) par Priamo della Quercia (c.1403–1483) © Wikipedia Commons

L’ondoiement est un baptême rapide réalisé dans l’urgence d’une mort imminente, ou par précaution si le baptême normal est momentanément impossible. Il est comme la roue de secours de votre voiture : il n’a pas vocation à durer et doit être confirmé par un baptême en bonne et due forme lorsque l’occasion se présente ou que l’enfant guérit. Mais si l’enfant meurt malgré tout, alors il épargne à l’âme du petit le séjour dans les limbes. Cet ondoiement peut être réalisé par n’importe quel baptisé, homme ou femme, il ne faut pas être prêtre pour cela. Il suffit de prononcer la formule : « Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit» et de répandre de l’eau (onde) sur la tête de l’enfant.

Histoire de mon père baptisé par ruse

Le film Rapito me rappelle l’histoire de mon propre père qui fut ainsi baptisé par ruse. Mes grands-parents vivaient à Paris à la fin des années 1920. C’étaient des Roumains, de religion chrétienne orthodoxe (le nom que je porte, Tolstoï, est celui de ma mère, mais ceci est une autre histoire). Ils étudiaient à la Sorbonne où ils s’étaient rencontrés, mon grand-père Grégoire Paunescu étudiait le Droit, ma grand-mère Eugénie Iorgulescu la Littérature française. Puis ils s’étaient mariés dans la Ville Lumière. Ma grand-mère a donné naissance à mon père le 3 novembre 1930 dans un hôpital tenu par des bonnes sœurs catholiques dans le douzième arrondissement.

Le couple Paunescu dont le fils a été baptisé par ruse, Bucarest 1940 © Grégoire Tolstoï

A peine mon père né, en parfaite santé, il fut retiré du regard de sa mère et emporté en un lieu inconnu d’elle. Elle réclama de revoir son enfant, mais les sœurs lui annoncèrent qu’il y avait des complications, que l’état de l’enfant se dégradait à vue d’œil. Bientôt on vînt lui annoncer qu’il était sur le point de mourir, et que les sœurs rassemblées étaient en prière. On proposa alors à ma pauvre grand-mère, allongée sur son lit d’accouchée en état de faiblesse, de vite baptiser son fils avant qu’il ne meure, afin qu’il n’erre pas éternellement dans les limbes. Par le plus grand des hasard un prêtre catholique était là, cela pouvait se faire tout de suite. Mais il fallait faire vite, le petit ange était sur le point de rendre son âme à Dieu.

Ma grand-mère était au désespoir, son enfant enlevé de ses bras et sur le point, lui disait-on, de mourir. Étant chrétienne, elle accepta pour son fils ce baptême catholique  in articulo mortis, au seuil de la Mort. Aussitôt dit, aussitôt fait. Miracle ! Dans la minute qui suivit mon père était à nouveau en bonne santé et rendu à ma grand-mère éplorée de joie de le revoir vivant et en pleine forme. Toute l’affaire avait duré moins d’une heure.

Le rapt d’Edgardo Mortara peint en 1862 par le peintre Moritz-Daniel Oppenheim © Wikipedia Commons

Par la suite, conscients de la ruse grossière dont ils avaient été les victimes, mes grands-parents laissèrent mon père décider de sa religion après lui avoir raconté, lorsqu’il fut plus âgé, les conditions de son baptême. Est-ce par superstition, pour ne pas gâcher un baptême qui l’avait « sauvé » ? Ou par désintérêt pour la chose religieuse ? Mon père, comme Edgardo Mortara dans le film, resta « catholique » toute sa vie, et ne demanda pas de baptême orthodoxe. Il est vrai, qu’à la différence du père Mortara, mon père n’était pas un grand fréquentateur des églises, quelles qu’elles soient. La comparaison s’arrête là, car ma famille n’a pas souffert de cet abus, à l’inverse de la famille Mortara qui a été extrêmement éprouvée.

Le monde contre le pape, graves conséquences

Lorsque cette histoire de rapt d’enfant a été connue à l’étranger, un mouvement international s’est formé en faveur de la libération du petit Edgardo. Les consciences ont été bouleversées, tant en Europe qu’aux Amériques, et partout dans le Monde. Des personnalités, des intellectuels, des politiques, réclament que le pape rende l’enfant à ses parents. L’empereur Napoléon III des Français intervient, son ambassadeur le duc de Gramont plaide la cause de l’enfant directement auprès du pape Pie IX au Vatican. L’empereur d’Autriche-Hongrie François-Joseph, que l’on ne peut pas accuser d’être mauvais catholique, se joint au concert de protestations. Au sein même de l’Église catholique il y a de nombreux appels à ce que l’enfant soit relâché. Ne parlons pas des églises chrétiennes non catholiques qui sont vent debout, comme l’Alliance Chrétienne Universelle, l’Alliance Protestante, la Société de la Réforme écossaise.

Les communautés juives à travers le monde se mobilisent évidemment, et ce combat sans précédent donnera naissance en France à l’Alliance Israélite Universelle, fondée par Adolphe Crémieux, aussi inspirée par l’Affaire de Damas, une fausse accusation de meurtre rituel en Syrie.

Un anticléricalisme politique se développe dans de nombreux pays dont la France où le Gouvernement de l’empereur se montre plus critique vis-à-vis du Parti Catholique, et en Italie où l’affaire Mortara encourage la cause de l’Unité Italienne et contribue à la chute des États pontificaux.

Non possumus

C’est la réponse du pape Pie IX à toutes les demandes de libération de l’enfant qui lui sont adressées. Non possumus veut dire en latin : « nous ne pouvons pas ». Pourtant le pape est un souverain absolu, il a tous les pouvoirs dans ses États. Mais le cas présent il ne peut pas, car la doctrine de l’Église le lui interdit. Un enfant baptisé doit être élevé dans le monde catholique, et au besoin doit être retiré de son milieu juif de naissance. Dans le film Rapito le pape dit face aux pressions internationales : « Je préfère que tous mes États s’écroulent plutôt que de sacrifier une âme chrétienne ! »

Le pape Pie IX dans Rapito, interprété par Paolo Pierobon © Marco Bellocchio / Ad Vitam

La réponse Non possumus est un classique de la papauté, expression issue du Nouveau Testament. La formule a été souvent utilisée dans le cas où les papes refusent de transiger sur la doctrine, sur les dogmes. Dans le film le pape demande à un groupe de petits garçons ce qu’est un dogme, seul le petit Mortara a la bonne réponse. Que ce soit au temps du roi Henry VIII d’Angleterre qui exigeait la prononciation de son divorce avec Catherine d’Aragon, et à qui le pape Clément VII répondit : Non possumus, avec les conséquences que l’on connaît. Ou plus tard à l’époque de Pie VII à qui Napoléon voulait prendre les États pontificaux, et qui répondit : Non debemus, non possumus, non volumus ! « Nous ne devons pas, nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas ! »

Rapito, ce film de deux heures raconte toute cette histoire avec beaucoup de sensibilité. Je l’ai vu en italien, sous-titré en français, et je ne peux que recommander cette version originale qui nous replonge dans la langue dans laquelle les événements ont eu lieu. Rapito, un film plein d’enseignements, un plaidoyer pour la liberté de pensée et contre les extrémismes.

Bande-annonce Rapito sous-titrée FR :


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