La Palme d’or de l’édition 2022 du festival de Cannes, Sans filtre, vient s’installer auprès du Titane de Julia Ducournau et de Parasite de Bong Joon-ho. Ruben Östlund, le plus voltairien des réalisateurs continue sa satire de la modernité bien-pensante, en s’attaquant cette fois-ci à la grande bourgeoisie et au milieu des influenceurs.

Ruben Östlund, Sans filtre © BAC films

Pour commencer, revenons au titre, dont la traduction pourrait faire office de mise en abyme des critiques que formule ici Ruben Östlund. Sans filtre. En anglais : Triangle of Sadness, qu’on aurait volontiers traduit littéralement par Le Triangle de la Tristesse, si celui-ci n’était pas si peu vendeur. Terme anglophone, issu du vocabulaire de la chirurgie esthétique, il renvoie à la zone du visage où s’exprime la tristesse.

Après The Square, également Palme d’or en 2017, qui s’attaquait au milieu de l’art contemporain, Ruben Östlund dirige son objectif vers le vide du trop-plein matériel des grands bourgeois. Le film se divise en trois actes, tous les trois bien distincts. Le premier nous emmène à l’intérieur de la dynamique d’un couple de jeunes mannequins : Carl et Yaya. Une dispute autour de l’argent et du féminisme sert à nous faire ressentir la tension superficielle qui relie ces deux corps. La gestion du temps y est parfaite, la superficialité flotte sur l’ensemble de la séquence, produisant un sentiment de malaise, partagé entre un mépris total et une dose d’identification historique.

Une expérience cathartique

Ruben Östlund, Sans filtre © BAC films

Dans le deuxième acte, nous suivons le couple dans une luxueuse croisière, offerte en contrepartie des photographies intempestives que doit poster la belle Yaya, celle-ci étant également influenceuse. Avec les polémiques sur les yachts et l’arrosage des terrain de golfs, cet été 2022 a sonné l’alerte d’une prise de conscience de plus en plus généralisée du rôle joué par la classe exploitante dans la destruction du vivant ainsi que dans la répartition socialement située des effets du réchauffement climatique, alimentant le fossé poisseux des inégalités sociales.

Le film d’Östlund arrive à point, en peignant au vitriol une fresque hilarante de cette bourgeoisie décadente, où les déboires scatologiques que ces porcs indécents sont tenus de traverser, atteignent une dimension cathartique. Vingt minutes hors du temps, une série de facéties rabelaisiennes, où la caméra tangue entre merde et vomi et la salle entière s’unit dans un seul rire. Les protagonistes y sont filmés sans aucune empathie, le dualisme de classe est manichéen et moralisé, ce qui augmente encore plus le plaisir sadique de leur effondrement. La nuance n’est qu’une péripétie de la dialectique. Des riches dans la merde et du vomi.

Marivaudage post me too

Ruben Östlund, Sans filtre © BAC films

Reprenant la thématique développée 3 siècles plus tôt par Marivaux dans son Ile aux esclaves, dans son troisième acte, Östlund propose d’ancrer l’inversion carnavalesque des rôles sociaux au sein des enjeux sociétaux contemporains. Dans la comédie de Marivaux, à la suite d’un naufrage, les maîtres deviennent esclaves, les esclaves les maîtres. Dans Sans filtre, en plus du basculement dans le rapport de classes, les rescapés assistent à la mise en place d’un matriarcat. Néanmoins, à l’instar de la pièce de Marivaux, la conception anthropologique qui se dessine en creux de la troisième partie repose sur l’idée fataliste d’une humanité nécessairement en prise à des rapports de domination capitaliste. La micro-société qu’on voit se constituer, au lieu d’être un lieu d’invention de nouvelles manières de faire politique, ne s’avère n’être que la face inversée de celle qui régnait dans le bateau.

Même si on peut reprocher à la nouvelle Palme d’or une polarisation excessive, une absence de nuance politique, Sans filtre, est un grand moment de divertissement, finement scénarisé par Ruben Östlund lui-même. Une expérience exutoire qui donne envie de saucissonner cette bourgeoisie désœuvrée : ne laissons pas les destructeurs du vivant fabriquer leur arche de Noé, qu’ils se noient dans la merde qu’ils ont semée, nous avons assez arrosé leurs graines.