Tatiana Tibuleac est une écrivaine fascinante, qui a reçu le Prix de Littérature de l’Union Européenne en 2019. Elle vient de cet espace déchiré qu’est la Moldavie, et ”Le jardin de verre” est le livre qui, au-delà de l’histoire d’une petite fille exploitée, est l’histoire plus large du retour des méandres qui mènent de l’histoire communiste à… de meilleurs sentiments. 

Le jardin de verre c’est l’histoire fragmentée (comme des éclats colorés de verre) d’une petite fille abandonnée par ses parents, laissée dans un foyer pour orphelins, adoptée par une femme à l’instinct entrepreneurial qui l’exploite en lui faisant collecter des bouteilles qu’elle lave et revend. Mais cette mère adoptive paradoxale l’éduque aussi et veut la doter, l’élever et lui laisser une voiture et un appartement (l’idéal social à une époque encore marquée par l’interdiction de l’accumulation matérielle). Nous ne sommes pas vraiment dans un scénario tiré d’une histoire de Dickens.

Tatiana Tibuleac © Babelio

Moldavie, Bessarabie… un territoire énigmatique, situé à l’intersection entre la Russie incompréhensible, violente, affamée et sauvage, qui cherche toujours à avaler les mondes des autres, et la Roumanie, bastion européen le plus oriental. Un petit morceau de terre où les gens pensent, respirent, pleurent ou courent de manière centrifuge vers deux grandes cultures continentales qui semblent s’exclure.

De plus, la Moldavie, c’est aussi un environnement convivial, sublime, joyeux et coloré, avec des amis inoubliables qui pansent les blessures. « Pendant ces étés longs et chauds où les citadins partaient en vraies vacances, seule notre cour était toujours pleine. Nous l’appelions «notre île» et nous nous demandions, plus d’une fois, qui étaient ces épaves qui étaient arrivées là? Moldaves, Ukrainiens, Russes. Militaires exposés. Des femmes, plutôt célibataires. Des hommes encore dans la force de l’âge, dont personne ne voulait. El moi, une enfant effrayée et solitaire qui, comme les oiseaux, commençais à construire un nid avec des dechets et des débris. Tout le monde m’appelait Lastocika, et il n’y avait aucun couteau au monde qui pouvait m’ôter ce nom. »

Enfant en Moldavie © photo Myriam Meloni / ABC News

Mais la jeune fille Lastocika n’est pas une victime, elle est une survivante de la vie, dure et tranchante comme un éclat brisé. Une enfant brisée par les abus, le viol, par les avances libidineuses du professeur de sport, par les cigarettes éteintes sur l’épaule au foyer pour enfants, par les coups impitoyables de la mère (quelque chose de normal dans l’éducation de cette génération), une enfant brisée par le peu d’histoire et aussi par la grande (le dégel soviétique qui a des répercussions dans cet espace entre deux continents culturels déplace, comme le glacier glissant, les petites vies provinciales).

Lastocika grandira, échappera à la Moldavie primitive, entrera à la Faculté de Médecine de Bucarest en Roumanie, deviendra médecin. Mais la vie est comme un verre brisé. Encore. Lastocika donne naissance à une petite fille atteinte de la maladie des os de verre, son mariage se rompt également, sa vie ressemble à un tesson sale à partir duquel on ne pourra jamais restaurer l’objet original.

Tatiana Tibuleac © Institut Culturel Roumain

 » Le jardin de verre  » est un livre presque dostoïevskien (sans le frisson mystique). C’est un livre aux personnages soigneusement construits et aux multiples facettes (comme le verre dans un kaléidoscope – le verre semble être un leitmotiv symbolique du récit), faits d’abjection mais aussi capables de sublime. Comme cette prostituée que la petite fille aime comme une sœur aînée et qui prendra soin d’elle après le viol, un voisin qui lui dit qu’il lui donnerait son cœur pour la guérir de ses souffrances, une professeure de biologie qui croit en elle et qui lui fait confiance, et pour laquelle la petite fille étudiera frénétiquement et deviendra médecin, une belle amie avec qui elle danse et qui meurt un après-midi d’appendicite, et même sa mère adoptive, le professeur de langue roumaine dont elle tombe amoureuse, voici les personnes qui sauvent son ame. C’est juste que nous ne pourrons jamais nous sauver de la vie elle-même.

Tatiana Țibuleac est une grande styliste. Au-delà de la puissance de l’histoire qu’elle crée, la puissance de la langue vous élève en tant que lecteur. L’écrivain crée des métaphores qui vous frappent au plexus, comme celle-ci : « Je n’ai plus de rêves. Je fais des rêves écrits par une main étrangère » ou « Les hommes poignardent profondément, rampent dans le dos, vous traversent comme une gare et vous crachent le cœur comme de la morve ».

Tatiana Țibuleac écrit une littérature raffinée et distillée comme un cognac vieux et cher.

« Le Jardin de verre », de Tatiana Tibuleac, Éditions des Syrtes, 268 pages, traduction du roumain par Philippe Loubière.

© Éditions des Syrtes


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