Une nuit au Musée Guimet
Je n’ai pas eu le privilège de passer une nuit au Musée Guimet et pourtant comme beaucoup d’autres lecteurs depuis la sortie d’Une chambre à l’Hôtel Mékong, j’ai l’impression d’avoir accompagné Jean-Luc Coatelemdans sa promenade nocturne au milieu des bouddhas, des dragons et autres poissons-flacons. Sa participation à la collection « Ma nuit au musée » dont je ne rate aucune parution m’a donné envie de combler une énorme lacune, je n’avais en effet jamais visité le MNAAG, autrement dit « Musée National des Arts Asiatiques Guimet » dont j’avais pourtant maintes fois admiré la rotonde et dont je devinais les promesses d’un voyage fabuleux.
Je suis donc partie à la recherche de Jayavarman VII au pied duquel l’auteur avait imaginé installer son lit de camp pour retrouver les impressions laissées par une lecture passionnante. Une fois à l’intérieur de ce qui m’a semblé être un navire, je me suis laissée porter par les flots des expositions permanentes et temporaires dans une traversée fantastique à laquelle je vous convie le temps d’un article.
Je veux un musée qui pense, un musée qui parle, un musée qui vit.
Émile Guimet
Le Musée Guimet
Ce musée rénové au début des années 2000 avait été érigé à l’initiative d’Émile Guimet, industriel et collectionneur lyonnais, soucieux de présenter ses collections d’art au public parisien après en avoir fait profiter les Lyonnais. C’est la découverte du Musée du Caire conçu par l’égyptologue Auguste Mariette qui lui inspirera la fondation d’un lieu conçu dans un même esprit de curiosité et d’apprentissage. Il installe les objets d’art ramenés de ses voyages en Égypte, en Grèce, au Japon, en Chine et en Inde dans un bâtiment dont la conception a été confiée à Charles Terrier et qui fut inauguré comme sa voisine, la Tour Eiffel, en 1889.
La passion de Guimet pour l’Orient et ses civilisations est partagée par d’autres explorateurs dont les découvertes en Corée, au Cambodge, en Chine, au Tibet et en Afghanistan ont enrichi les collections initiales. Énumération qui laisse imaginer la profusion et la variété des œuvres exposées qui se verront adjoindre une partie des collections du Louvre, faisant du MNAAG l’un des principaux musées d’arts asiatiques au monde.
Guimet a fait don de sa collection à l’État dès son installation place d’Iéna mais il s’est donné pour mission de veiller sur elle et sur sa magnifique bibliothèque jusqu’à son dernier souffle, survenu en 1918. C’est un érudit, un aventurier et un donateur éclairé, qui a commissionné de nombreuses expéditions scientifiques, qui part alors pour un dernier voyage en laissant derrière lui, outre son musée, des carnets de notes illustrés par Félix Régamey, son compagnon de voyage.
Le cœur du musée
Au cœur du musée palpite un trésor : une bibliothèque, tel un écrin pour un fonds particulièrement riche en littérature de voyage des XVIIe et XVIIIe siècles, livres japonais illustrés de l’époque Edo, sutras chinois et coréens, cartes chinoises… 100 000 volumes d’ouvrages précieux soigneusement rangés sur les étagères de bois grillagées des deux étages circulaires de la rotonde. C’est là, dans « la vaste bibliothèque qui élucidera tout » suivant les paroles de Guimet rapportées par l’auteur, que j’aurais choisi de dormir si j’en avais eu l’occasion, et c’est là que Jean-Luc Coatalem a finalement déplié son lit de camp, délaissant Jayarvaman VII « la face empâtée, les oreilles étirées et la dignité tranquille » pour l’Avalokiteshvara vietnamien tout de bois, de laque et d’or.
Une bibliothèque où il espérait peut-être entendre la rumeur des lointains concerts de musique chinoise ou des mantras récités par les lamas que conviait Émile Guimet en son temps.
Où mène ce corridor derrière les panneaux de la bibliothèque aux millions de pages, aux milliards de mots ?
Jean-Luc Coatalem
Jean-Luc Coatelem n’en est pas à son premier voyage … Journaliste, rédacteur en chef adjoint de Géo, il n’a de cesse de parcourir le monde. Á l’instar d’Émile Guimet, il est un écrivain-voyageur, grand admirateur de Victor Segalen, qui partage sa fascination pour l’Asie. Le retrouver au MNAAG n’est donc pas une surprise et en déambulant dans l’obscurité des salles désertes, il entrouvre la porte de sa propre intimité, d’un monde intérieur sur les traces « d’un oiseau de jais ».
Dans ce musée fréquenté auparavant par son grand-père « cherchant à diluer sa mélancolie entre les chevaux ailés, les bouddhas en grès et les panoplies des samouraïs », on sent bien que l’auteur s’apprête à rencontrer d’autres ombres que celles des divinités légendaires habitant les lieux.
Le voyage immobile de Jean-Luc Coatelem dans un univers asiatique qui lui est familier est un parcours de digressions littéraires et vagabondes, il nous emmène sur sa terre bretonne, au sommet de la Tour Eiffel, dans le jardin de Monet ou dans l’atelier de Braque ; il convoque Victor Segalen et Pierre Loti, fait l’inventaire des « choses ravissantes et pacifiques, émouvantes à revoir» et « des choses froides ou perturbantes, effrayantes» pendant cette nuit singulière. Le livre refermé, vous n’aurez de cesse d’embarquer à votre tour dans le vaisseau magique de la place d’Iéna.
Les expositions temporaires
Les collections du musée sont exclusivement constituées d’objets archéologiques ou d’art ancien, mais l’art contemporain fait régulièrement irruption sous la coupole grâce aux expositions temporaires. Les deux artistes qu’accueillait Guimet ce jour-là, et que vous pourrez découvrir jusqu’au 15 janvier pour le premier et au 4 mars pour le second, ont prolongé avec pertinence la réflexion entamée par le visiteur nocturne dont je suivais les pas.
« Portrait éphémère du Japon », photographies de Pierre-Elie de Pibrac
Il me semble avoir lu que le Japon était encore une terre inconnue pour Jean-Luc Coatelem. Les photographies exposées dans la galerie du deuxième étage de la rotonde nous invitent à nous immerger dans « l’impermanence qui imprègne comme nulle autre la société japonaise ». Prolongeant au Japon un travail photographique anthropologique et social initié en 2016 à Cuba et qu’il poursuivra en 2024 en Israël, Pierre-Elie de Pibrac a séjourné entre décembre 2019 et août 2020 dans l’archipel avec sa femme et leurs enfants.
De Kyoto à l’île de Yakushima, d’Osaka à la ville fantôme de Yubari jusque dans la forêt sacrée au pied du Mont Fuji, il est allé à la rencontre des « exilés intérieurs », hihikomoris (coupés du monde extérieur, le plus souvent reclus dans leur chambre), évaporés (disparus volontaires), yakuzas (membres de la mafia) et étudiants victimes de harcèlement, ou rescapés de Fukushima.
Il en résulte un reportage d’une force incroyable qui témoigne des tragédies traversées par les individus et la collectivité au gré des aléas climatiques et sismiques de l’un des pays les plus industrialisés de la planète. Les portraits de ces femmes et de ces hommes constituent les fragments du récit d’une société meurtrie et sclérosée par les traditions de réserve et de pudeur. Les photographies composant cet ensemble intitulé « Hakanai Sonzai » (« je me sens moi-même une créature éphémère ») répondent aux exigences des critères esthétiques évoqués dans un livre qui a guidé le travail du photographe : « Éloge de l’ombre » de Jun’ichiro Tanizaki.
Les clichés en noir et blanc de la deuxième partie de l’exposition sont inspirés de la tradition de l’Ukiyo-e ( gravure sur bois), l’ensemble est intitulé : « Mono no aware ». Les vues imprimées sur du papier en feuilles de mûrier nous plongent dans un Japon éternel aux paysages minimalistes, intemporels, pour figurer la géographie mentale de l’inconscient collectif japonais.
Carte blanche à Manish Pushkale
Il faut grimper sur le plus haut pont de notre navire pour admirer l’oeuvre kaléidoscope de Manish Pushkale. « To whom the bird should speak » est un signal d’alarme visant à attirer notre attention sur la disparition de Boa Sr, dernière locutrice du langage aka-bo dit « Langue des oiseaux ». Les cultures autochtones des îles Andaman dans le golfe du Bengale s’effacent dans l’indifférence générale. Symboles, signes, point et traits tracés sur une surface crevassée forment la partition du chant aka-bo.
L’oiseau, son nid et ses œufs, apparaissent ça et là comme des vestiges de renaissance et d’espoir ; les lignes sont à la fois frontières et passerelles ; repli communautaire face à la mondialisation et à l’uniformisation ultime. Ce poème monumental prolonge le texte de Jean-Luc Coatelem de manière poétique comme les Stèles de Segalen et les haïkus de Kobayashi Issa dont s’est inspiré Pierre-Elie de Pibrac.
J’ai vécu cette visite du Musée Guimet comme une ascension des profondeurs légendaires vers la poésie des sommets, une expérience guidée par ma lecture d’un volume de Ma nuit au musée que je range aujourd’hui dans mon top 5 de la collection d’Alina Gurdel. Une visite qui rappelle la définition du musée d’André Malraux rappelée par l’écrivain-voyageur : « le lieu du seul monde qui échappe à la mort ».
Et pour commenter la visite au Musée Guimet autour d’un déjeuner aux saveurs asiatiques ou d’un thé parfumé, rendez-vous au Salon des Porcelaines du sous-sol où vous serez accueillis avec le sourire !
Lectures pour poursuivre le voyage :
Une chambre à l’Hôtel Mekong, Jean-Luc Coatelem, « Ma nuit au musée », Stock, 2023
Stèles, Victor Segalen, Poésie/Gallimard, 1912
Les derniers jours de Pékin, Pierre Loti, Paris, Calmann-Lévy éditeurs, 1901
Journal d’un touriste, Émile Guimet, Paris,1867
Bonjour Kanagawa, Émile Guimet, illustrations de Félix Régamey Paris, 1876
Promenades japonaises et Promenades japonaises Tokio-Nikko, Émile Guimet, illustrations de Félix Régamey, Tomes I et II, 1878-1880
Huit jours aux Indes, Émile Guimet, Hachette, 1889 (dessins d’après nature par Félix Régamey), Editions Libretto, Coll. Libretto, 2016.
Et sur Culturius bien sûr : Ma Nuit au Musée !
Présentation rapide du Musée Guimet :