Il faut suivre un chemin bordé d’arbres sur quelques centaines de mètres pour atteindre l’enceinte du domaine des Chartreux au cœur d’un vallon isolé à quelques kilomètres de Saint-Pierre-de-Chartreuse. En cet après-midi hivernal, les branches moussues des arbres centenaires se détachent sur un ciel limpide dans une ambiance de fabliau, et les toits de l’église et des différents bâtiments qui composent l’abbaye apparaissent au bout de l’allée. Nous entrons dans le domaine des Chartreux.

Toutes les photos sont de Frédérique Vanandrewelt

La Grande Chartreuse

Les origines

Ce que la solitude et le silence du désert apportent d’utilité et de divine jouissance à ceux qui les aiment, ceux-là seuls le savent, qui en ont fait l’expérience.

Saint-Bruno, Lettre à Raoul le Verd
Saint Bruno au Désert, Anonyme d’après un anonyme italien. Début XXe

Fondé en 1084 par Saint-Bruno et ses six compagnons : maître Landuin, Hugues le Chapelain, Étienne de Bourg, Étienne de Die et les deux convers (laïcs) André et Guérin, le monastère de la Grande Chartreuse est le berceau de l’ordre cartusien. Aujourd’hui encore au lieu-dit le Désert sur la commune de Saint-Pierre-de-Chartreuse, les moines perpétuent la tradition en menant la même vie que leurs ancêtres. Maître Bruno, né à Cologne vers 1030 vint étudier la littérature profane et la littérature sacrée à l’école-cathédrale de Reims. Il devint chanoine de la cathédrale et fut nommé recteur des études de son école où il dirigea l’enseignement pendant plus de vingt ans.

Bruno en méditation au Désert, Anonyme français du XVIIe siècle

En 1084, Maître Bruno se rend auprès de l’évêque Hugues de Grenoble avec ses six compagnons pour lui confier leur désir de s’établir dans un lieu isolé pour se consacrer à la prière. L’évêque avait vu en rêve la réalisation de cet ermitage sous la conduite de sept étoiles et il indiqua aussitôt aux sept hommes le chemin du désert de Chartreuse. Quelques années plus tard, Bruno est appelé auprès du pape Urbain II entraînant la dispersion de ses frères. A l’issue de cette mission en 1090, il se retire dans un désert de Calabre dans le monastère de Sainte-Marie-de-la-Tour où il poursuit cette vie semi-érémitique jusqu’à sa mort en l’an 1101. L’ordre se développa au fil des siècles et Bruno fut canonisé le 19 juillet 1514 par Léon X alors que l’ordre des Chartreux se trouvait à son apogée avec plus de cinq mille religieux, moines et moniales répartis dans cent-quatre-vingt-dix-huit monastères à travers l’Europe.

Promenade en montagne

Bruno ne laissa pas de règle écrite mais les premiers Chartreux assurèrent la transmission de leur mode de vie à leurs successeurs et c’est Guigues, cinquième prieur de la Chartreuse, qui rédigea les « Coutumes de Chartreuse », une description des usages de son monastère en 1127. Cet ouvrage, qui constitue une véritable règle monastique, fut adopté par l’ensemble des communautés. Silence et solitude sont ainsi le lot commun des Chartreux répartis dans vingt-et-une maisons à travers le monde et soumis à la clôture, c’est à dire à une séparation effective de la société. Ils ne vivent toutefois pas totalement en ermites puisqu’ils partagent des moments de prière, certains repas et une promenade hebdomadaire, le « spaciement » dans la nature environnante. Ils peuvent en outre recevoir la visite de leurs proches parents une ou deux fois par an. Les Chartreux travaillent pour subvenir aux besoins de leur communauté et les maisons les plus productives aident les moins favorisées.

Le cadre de vie

Réjouissez-vous d’avoir échappé aux flots agités de ce monde, d’avoir gagné le repos tranquille et la sécurité d’un port caché; beaucoup désirent l’atteindre et n’y parviennent point.

Bruno, aux Chartreux, en l’an 1100
Moine Chartreux en bois sculpté

Les Chartreux sont protégés du monde par trois remparts : le désert, la clôture et la cellule. Les maisons sont en effet toujours situées dans des lieux reculés, plus ou moins difficiles d’accès. Ainsi la Chartreuse se trouvait-elle à l’origine deux kilomètres plus haut dans le massif avant qu’une avalanche ne vienne la détruire. Guigues transféra donc le monastère à son emplacement actuel en 1132. Les premières cellules s’apparentaient à des cabanes groupées autour d’une église et sont ceintes d’un rempart. Les différents monastères répondent tous à des organisations à peu près similaires, le grand cloître qui abrite les cellules individuelles, le petit cloître où se trouvent les lieux de vie commune et les obédiences c’est à dire ateliers divers où travaillent les moines.

Chaque Chartreux dispose d’une petite maison avec une chambre, un atelier et un jardin. Une cellule qui n’a rien à voir avec l’image que véhicule habituellement le mot et que vous pourrez découvrir dans le musée consacré à la Chartreuse deux kilomètres plus bas à La Correrie. Vous y suivrez la journée type d’un Chartreux dans cet ancien petit monastère où ont été fidèlement reproduits les lieux de vie des moines. Vous retrouverez également dans un parcours historique l’histoire de l’Ordre et des maisons.

Matines, Laudes, Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres et Complies rythment la vie des Chartreux; il s’agit en effet des différents offices auxquels ils assistent depuis minuit quinze pour les matines et les laudes jusqu’à environ trois heures. Ils regagnent ensuite leur cellule pour se reposer jusqu’à la première messe à sept heures, suivie de l’Angélus, puis messe conventuelle à huit heures. Petites heures : Tierce à dix heures, Sexte à midi et None vers quatorze heures. Vêpres à seize heures et Complies à dix-huit heures quarante-cinq avant le coucher. Le moine équilibre lui-même les activités manuelles et spirituelles de sa journée. Les repas sont préparés par la communauté et servis en cellule ; un jeûne hebdomadaire est observé le vendredi, les moines ne consomment alors qu’un peu de pain et de l’eau.

Le Chartreux cultive son jardin

L’Élixir

Enfin nous arrivâmes à l’appartement privé de Gatsby, chambre à coucher, salle de bains et cabinet de travail, style Adam, où nous nous assîmes pour boire un verre de chartreuse que Gatsby sortit d’un placard.

Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique
Publicité des années 30

C’est dans la Chartreuse de Vauvert à Paris vers 1300 que les moines s’intéressent à la pharmacopée et côtoient le médecin et théologien Arnaud de Villeneuve. Ils mettent au point des élixirs des jouvence utilisées pour leurs vertus thérapeutiques. En 1605, un document leur est remis par le duc François Annibal d’Estrée dans des circonstances mystérieuses. Ce manuscrit contient une recette d’élixir de longue vie qui ne fera pas ses preuves jusqu’à ce qu’il soit transféré à la Grande Chartreuse. Une nouvelle formule sera alors mise à jour par le frère Jérôme Maubec et affinée au fil du temps jusqu’au résultat final dont les ingrédients, les quantités et la recette exacte de l’«Élixir Végétal de la Grande Chartreuse »  sont gardés secrets depuis 1764.

Alambic pour distiller la liqueur

L’Élixir de Santé est vendu dès le 18ème siècle sur les marchés de Grenoble et de Chambéry, la révolution chasse les Chartreux et le manuscrit se perd puis est retrouvé entre les mains d’un ancien pharmacien de la Chartreuse. Les chartreux reprendront la production au XIXème et l’amélioreront encore entre autres pour lutter contre le choléra en 1832. À partir de 1840, les liqueurs sont commercialisées sous le nom de « chartreuse » et leur réputation sera faite par les soldats qui la dégusteront en 1848. « La Reine des liqueurs » s’exporte désormais dans toute la France et la production est éloignée du monastère où l’on conserve seulement les cent trente plantes aromatiques nécessaires pour réaliser la recette.

Lorsqu’ils sont expulsés en 1903, les chartreux organisent le repli de la distillerie en Espagne, à Tarragone. Il faudra attendre 1945 pour que la production de la Chartreuse reprenne son cours normal et les Trente Glorieuses se chargeront de son expansion. Depuis, la liqueur a acquis une renommée internationale et deux-cent-cinquante ans après sa création, elle s’est élevée au rang de mythe. Trois moines se partagent le secret de sa composition, chacun détenant les deux tiers de la recette.

Affiche publicitaire éditée par ETS Clerice Frères

Une trentaine de moines vit aujourd’hui dans la Grande Chartreuse. Au cœur de chaque nuit, ils se réunissent pour prier pendant que le monde dort, « Debout devant Dieu pour le monde »

Prévoyez de bonnes chaussures de marche pour accéder au Calvaire qui surplombe le monastère de la Grande Chartreuse et une petite laine pour affronter le froid glaçant des couloirs de La Correrie. Une tasse de tisane des Chartreux relevée d’une goutte d’Élixir vous sera offerte à l’issue de la visite, histoire de vous réchauffer !


Pour une autre découverte magique dans le massif de la Chartreuse : La belle histoire d’Arcabas