La grande femme écrivain danoise est née et morte dans sa propriété du Nord de Copenhague, après avoir vécu au Kenya et accompli une grande œuvre littéraire. Elle a transformé sa propriété en sanctuaire de la biodiversité et est enterrée dans son parc. Sa maison est aujourd’hui une belle demeure littéraire à ne pas manquer lors de votre séjour au Danemark. Lorsque Ernest Hemingway reçut le Prix Nobel de Littérature en 1954 il déclara que selon lui c’est Karen Blixen qui aurait dû le recevoir. Mais qui est cette immense auteure ?

Son père, ce héros

La petite Karen Dinesen a vu les fées se pencher sur son berceau. Le grand-père de Karen est un ami du célèbre Hans Christian Andersen (vous savez, La Petite Sirène) et vit dans le beau château de Katholm au Danemark, au milieu d’une propriété de 1170 hectares. Les Dinesen sont un famille noble danoise, fortunée et bien alliée, ayant des charges à la cour du roi de Danemark. Le père de Karen, le capitaine Wilhelm Dinesen, est un beau gosse à qui tout semble réussir. Fringant officier, il fait la guerre aux Prussiens en 1864 pour défendre son pays contre l’appétit teuton lors de la Guerre des Duchés. Mais catastrophe, le Danemark perd la guerre et ses provinces de Schleswig et de Holstein, et 40 % de sa population devient allemande.

Quelques années plus tard Wilhelm s’engagera alors dans l’armée française qui lutte contre les Prussiens, toujours eux. Nous sommes en 1870 et cette fois-ci le jeune Dinesen pense tenir sa revanche, mais les Français perdent à leur tour, et Wilhelm assiste horrifié aux massacres de la Commune de Paris en 1871. Il rentre au Danemark dans l’espoir d’épouser sa jolie cousine dont il est fou amoureux, une jolie comtesse Frijs de dix-huit ans, mais elle meurt de la typhoïde. Brisé par cette perte, dégoûté par la vie qui ne lui apporte que des défaites, il quitte la Vieille Europe pour les Amériques.

Le parc de Rungstedlund

Wilhelm Dinesen devient aventurier en Amérique du Nord, au Québec et au Wisconsin, où il s’installe au fond des forêts dans une cabane en bois. Il sympathise avec les Indiens Chippawa qui le surnomment Boganis, c’est-à-dire Noisette. Wilhelm prend la défense des Indiens contre le colonialisme américain qu’il estime vulgaire. Plus tard sa fille Karen aura une position similaire envers le colonialisme anglais en Afrique. Mais en 1874 il doit quitter ses chères forêts pour retourner dans son château des brumes du Nord, sa mère est mourante, sa mère meurt. Et il se brouille avec son père qu’il considère trop réactionnaire ; le père meurt bientôt aussi, laissant Wilhelm à la tête d’une belle fortune. Il achète la propriété de Rungstedlund au bord de la mer et épouse une fille de négociants richissimes.

Ils auront six enfants ensemble, la petite Karen, dite Tanne, est la seconde, née en 1885. Puis il se lance en politique, devient député du parti libéral et écrivain à succès sous le pseudonyme de Boganis qu’il avait reçu des Indiens. Mais rien n’y fait, le spleen le reprend, la syphilis le dégrade physiquement, la vie rangée de père de famille ne convient pas à l’aventurier et un jour de 1895 il se pend dans son appartement de Copenhague, à l’âge de quarante-neuf ans.

Un salon

Rêver c’est le suicide que se permettent les gens bien élevés.

Karen Blixen

La petite Karen

Karen a neuf ans à la mort de son père. La petite Tanne est bouleversée, elle qui avait une relation si spéciale avec son père. Wilhelm adorait cette enfant et passait beaucoup de temps avec elle dans de longues promenades dans le parc de sa propriété durant lesquelles il lui parlait comme à une adulte, la rendant la confidente de ses réflexions existentielles. Cela l’a beaucoup fait mûrir et lui a donné une sensibilité exacerbée.

La petite fille riche est en révolte contre son milieu, comme son père, et voudrait être fermière, ou artiste. Karen se décide pour la peinture et, après avoir passé un an en Suisse pour apprendre le français, elle intègre l’Académie Royale des Beaux-Arts de Copenhague. On peut voir aujourd’hui de nombreuses œuvres qu’elle a réalisées et qui sont exposées dans sa maison, démontrant un réel talent. Mais l’écriture la tente aussi, elle pense suivre les traces de son père. Malheureusement le succès n’est pas au rendez-vous. Ses premières publications ne rencontre pas leur public. Déçue, elle va abandonner l’écriture.

Karen Blixen dans sa jeunesse

Un Blixen en vaut-il en autre ?

Karen a fini ses études à l’académie et sort beaucoup. Bals et réceptions s’enchaînent, elle est jeune et jolie, les invitations pleuvent. Parmi les nombreux garçons qui l’entourent il y a deux frères jumeaux, Hans et Bror von Blixen-Finecke, des barons suédois, des cousins proches de Karen. Malgré ce lien de famille Karen tombe follement amoureuse de Hans et désire ardemment l’épouser, mais celui-ci ne la regarde même pas. Comme pour son père, le bonheur conjugal lui semble inaccessible avec celui qui fait battre son coeur. Décidément il est dit que les Dinesen seront malheureux en amour.

C’est alors que leur oncle le comte Frijs, (vous vous souvenez, la jeune fille que le père voulait épouser était de cette famille) revient d’un safari en Afrique. Il raconte aux jeunes cousins les merveilles de ces contrées lointaines. Si Hans se désintéresse de ces histoires de l’oncle, par contre Karen et Bror l’écoutent avec des étoiles dans les yeux. Ils rêvent tous les deux de voyages lointains.

Alors Karen va échafauder un plan. Comprenant que son amour pour Hans est sans issue, elle propose à son jumeau Bror de l’épouser. Un Blixen en vaut bien un autre, manière pour elle d’échapper à son milieu danois et de partir avec lui pour l’Afrique. D’ailleurs Bror n’est pas mal, chasseur et amateur de femmes, viril comme l’était le père de Karen, et cela lui plaît. Les familles ne devraient pas s’opposer au mariage, lui apporte son titre de baron, elle est très riche, ils sont cousins au second degré, tout va bien.

Le pacte est scellé par des fiançailles en 1912, et il se double d’un pacte commercial. Il s’agit d’acheter une plantation de café en Afrique Orientale Britannique. Ils se décident pour une belle ferme dans les environs de Nairobi. Aujourd’hui ce quartier de la banlieue de la capitale kenyane s’appelle Karen en l’honneur de l’écrivaine, il a été bâti sur leurs anciennes terres. Et cette ferme est devenue un musée consacré à Karen Blixen. Bror part en premier pour l’acheter avec l’argent de sa fiancée, et Karen le rejoint le 14 janvier 1914.

Je suis bien là où je me dois d’être. 

Karen Blixen à son arrivée en Afrique

Out of Africa 

Lorsqu’elle débarque au port de Mombassa son fiancé n’est même pas là pour l’accueillir, mais finalement qu’elle importance ? N’est-ce pas simplement un associé ? Dès le lendemain ils se marient sans pompe ni faste, c’est une formalité.  La nouvelle baronne Blixen ne sait pas encore qu’elle va passer dix-sept années merveilleuses au Kenya. La Karen Coffee Company est lancée et Bror en est le directeur. Hélàs il est mauvais gestionnaire, et la Première Guerre Mondiale qui commence n’est pas une bonne nouvelle pour le commerce. De plus Bror sera souvent parti en mission avec l’armée anglaise pour surveiller les frontières avec le Tanganyka voisin, colonie allemande.

Les infidélités de Bror et son incapacité mèneront le couple à se séparer en 1922, puis à divorcer. Karen de son côté file le parfait amour avec un bel aviateur anglais qui organise des safaris en Afrique, Denys Finch Hatton, qui deviendra le grand amour de sa vie. Erudit, il la poussera à se remettre à l’écriture, malgré ses échecs précédents. Mais son pygmalion la quitte à son tour, emporté par une passion pour une femme pilote comme lui. Il se tue dans un accident d’avion en mai 1931. Décidément, l’amour n’est pas fait pour la pauvre Karen.

C’en est trop pour elle. Deux mois après, en juillet 1931, elle vend sa ferme et rentre au Danemark, à Rungstedlund près de Copenhague. Sa vie est un échec complet. La ferme et la société toujours déficitaires l’ont lessivée financièrement, elle est ruinée.  Sa vie sentimentale est un désastre. A l’approche de la cinquantaine elle pense que sa vie est finie. Elle envisage d’écrire un livre inspiré de son expérience au Kenya, La Ferme Africaine, un peu comme on décide d’une thérapie. Publié en 1937 ce sera un immense succès ! Aux Etats-Unis, où il est vendu sous le titre Out of Africa, les lecteurs se l’arrachent. D’ailleurs elle écrit en anglais, langue qui lui est devenue plus familière que le danois ou le français.

En 1985 le livre sera adapté au cinéma par Sydney Pollack, avec Meryl Streep dans le rôle de Karen Blixen et Robert Redford dans celui du bel aviateur anglais Denys Finch Hatton, son amant. L’histoire, vous la connaissez déjà, c’est l’histoire de sa vie. Le tournage a lieu au Kenya dans le ranch de Daniel Wildenstein, le célèbre marchand d’art. Comme le livre, le film sera un immense succès.

Robert Redford et Meryl Streep, Out of Africa, 1985

Personne n’a payé plus cher son entrée en littérature. 

Karen Blixen

Le Festin de Babette

La carrière littéraire de Karen Blixen est alors lancée. Elle écrit dans un style que l’on qualifie de néoromantisme, de réalisme magique. On la dit héritière du style gothique anglo-saxon doublé d’un fantastique personnel. Dès 1934 elle avait publié Sept Contes Gothiques. Pendant l’occupation allemande de son pays elle continue à écrire, participera à de nombreuses émissions de radio, et publiera après-guerre des recueils de nouvelles, dont en 1958 le fameux Festin de Babette.

C’est une magnifique histoire qui se passe dans la province danoise, sombre et austère. Les deux filles d’un pasteur autoritaire sont amoureuses mais leur père réussira à empêcher leur épousailles. Il meurt et elles restent célibataires. Une jeune Française, Babette, arrive un soir chez elles, elle fuit la Commune de Paris et cherche un emploi comme servante. (On se rappelle de la vie à Paris du père de Karen, Wilhelm). Elle reste quinze ans à leur service, devenant leur cuisinière.

Un jour elle gagne à la loterie la somme très importante de 10 000 francs. Avant de quitter son service pour rentrer enfin en France avec son pactole, elle décide d’offrir à ses maîtresses un merveilleux dîner d’adieu de douze couverts. Babette passe des jours à commander des mets fabuleux, des vins exquis, à tout préparer, au grand désespoir des deux sœurs qui ont peur que ce ne soit trop beau, un pêché en rapport avec leur vie ascétique. Mais le dîner a lieu quand même et Babette invite un des anciens fiancés. Tout le monde, gêné et silencieux au départ, se déride et finalement est très heureux. L’ancien fiancé reconnaît en Babette une grande cuisinière du Café Anglais de Paris où il avait dégusté le même dîner incroyable dans le temps. On regrette le départ de Babette. Mais celle-ci décide de rester, elle n’a plus un sou pour rentrer en France, elle s’est ruinée pour offrir ce dîner exceptionnel.

Le film qui en est tiré en 1987 est un vrai chef d’œuvre, Oscar du meilleur film étranger, avec Stéphane Audran dans le rôle de Babette.

Le Festin de Babette, 1987

Aux grands hommes une pierre et un nom. 

Chateaubriand

Une demeure sobre et élégante, à l’image de sa propriétaire

Rungstedlund est une jolie maison face à la mer, tout près de Copenhague. Il y a un grand parc que Karen Blixen a voulu être un refuge pour les oiseaux. La maison se visite et les pièces sont typiques du style nordique, claires et simples, tout en élégance. Vous y trouverez de nombreuses photos et peintures, le salon est accueillant, la table est mise dans la salle à manger, comme si la propriétaire était sortie se promener et reviendra bientôt. C’est une atmosphère très vivante et agréable, et un café avec terrasse sur le jardin vous accueille au rez-de-chaussée.

La visite de la chambre à coucher est toujours un peu plus discutable. On pénètre dans l’intimité d’une dame d’un certain âge qui n’en demandait sans doute pas tant. Est-ce vraiment nécessaire ? Faut-il satisfaire un côté un peu voyeur qui n‘apporte pas beaucoup plus à la joie d’être chez la grande femme écrivain ?

Il faut savoir que sa couche fut un lit de souffrance. On dit que Karen Blixen aurait contracté la syphilis (comme son père), cadeau d’adieu du baron Blixen, son mari volage. Elle en aurait guéri grâce aux traitements, mais à l’époque on prenait des pilules de mercure pour se soigner, et aussi de l’arsenic et du bismuth, et les effets secondaires auront été terribles. Ulcère de l’estomac, atteinte de la moelle épinière, ablation partielle de l’estomac, elle n’arrive plus à se nourrir normalement et ne pèse bientôt plus que 35 kilos. Elle passe des années au lit, ne pouvant quasi plus marcher ni se tenir debout. La mort la délivre en 1962 à l’âge de 77 ans.

Elle est enterrée dans le parc de sa propriété, aux pieds d’un arbre majestueux. Il faut longuement marcher avant d’arriver à sa tombe perdue dans la nature, simple dalle de pierre avec son nom. Cela m’a rappelé la tombe très émouvante de l’écrivain Léon Tolstoï, au fond du parc de sa propriété de Yasnaïa Poliana. Chateaubriand disait : « Aux petits hommes un mausolée, aux grands hommes une pierre et un nom. » C’est évidemment valable aussi pour les femmes, et Rungstedlund en est une éclatante illustration.

Une tombe discrète

Le Festin de Babette

Visitez le musée de Rungstedlung