Voir un mouvement artistique apparaître sous nos yeux n’est pas chose commune, cela arrive quelques fois par siècle. Culturius ne pouvait pas rater une occasion aussi rare ! L’initiateur du nouveau mouvement The Borders, Yves Ullens de Schooten, photographe et peintre belge surnommé le Traqueur de lumière, nous a donné une interview exclusive.

Yves Ullens, le Traqueur de Lumière comme il aime à se définir, est un photographe belge qui, loin de la photographie réaliste, s’épanouit dans la photographie abstraite depuis plus de vingt-cinq ans. Il y a une poésie certaine dans cette approche, et une véritable audace qui consiste à aller un peu à contre-courant du marché. De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et voici Yves Ullens qui lance un nouveau mouvement artistique. J’ai eu le plaisir de rencontrer cet artiste passionné chez son galeriste Marc Minjauw au 68 Place du Jeu de Balle à Bruxelles, où il exposait pendant tout le mois de septembre sa série Like a Painting II.

Yves Ullens, d’où vous est venu la passion de la photo ?

Yves Ullens : mon père m’a mis mon premier appareil photo dans les mains à cinq ans. À 18 ans j’ai eu la chance d’aller aux Etats-Unis car j’avais un an d’avance sur mon cursus scolaire, j’ai pu refaire une rhéto pendant laquelle j’avais aussi des cours libres : j’ai choisi la photo. J’ai cassé ma tirelire pour m’acheter mon premier appareil photo, un Minolta. Arrivé à mon premier cours de photo, le professeur me signale, à mon grand étonnement, que je n’ai pas besoin d’appareil. Ni pour le cours suivant. Et moi qui m’étais inscrit pour apprendre à faire des photos… J’ai failli partir. Mais ce furent les deux heures les plus géniales que j’ai eues.

Le professeur était un architecte du nom de Phil Dickinson et ce qu’il nous a appris ces deux premières heures c’était de voir. Il nous a fait nous coucher au sol ou monter dans un arbre pour voir les choses sous une perspective différente. En dehors du regard, la question qu’il nous a posée fut aussi : que voulons-nous montrer ? Et enfin, comment va-t-on le montrer ? En fait, la mise en scène et la qualité de l’accrochage d’une exposition est presque aussi importante que la qualité des œuvres elle-même. Un accrochage raté peut maltraiter les œuvres.

Ma grand-mère paternelle, Kadjou, fut ma première critique. Elle était photographe, archéologue et conférencière. Un jour que je descendais l’escalier de sa maison, en voyant mes yeux pétiller, elle a deviné instantanément mes intentions : « toi tu veux faire un labo photo sous les combles. » Elle m’a dit oui tout de suite mais me faisait de temps en temps redescendre pour que je ne m’expose pas trop longtemps aux produits toxiques. Ce fut le premier regard de pro que j’ai reçu sur mon travail.

Quand, enfant, j’accompagnais mes parents au musée, je traversais les salles qui exposaient des œuvres abstraites le plus vite possible car je n’osais pas me connecter à mon ressenti. Mais il ne faut pas toujours tout analyser, on peut rester face à ses émotions et ses sentiments et apprécier l’art pour l’énergie positive qu’il apporte.

En quoi la série Like a Painting peut être considérée comme le chaînon manquant entre la photo et la peinture ?

Yves Ullens : la photo et la peinture ont depuis toujours des rapports un peu compliqués. La photo a servi aux peintres pour fixer leur modèle en dehors des ateliers. Mon but a toujours été de taquiner les différentes formes d’art au départ de la photo. Like a painting est pour moi une série vraiment cruciale et le chaînon manquant parce que d’une part je fais moi-même une peinture abstraite. Oui, je suis devenu peintre, je ne savais pas que cela m’arriverait un jour. C’est un cadeau merveilleux du destin, c’est pendant la période du Covid que j’ai osé m’essayer à d’autres techniques.

Yves Ullens : en tant que photographe abstrait, je me suis mis à photographier mes peintures. Quatre fois sur cinq cela ne donnait rien, c’était juste la reproduction de ma peinture, et c’est normal. Mais parfois ces photos devenaient à leur tour des photos abstraites, différentes de ma peinture abstraite du départ. J’emploie mon appareil photo comme un pinceau ou comme une vidéo, je bouge, je fais des effets en mouvement, je travaille à main levée et pas avec un trépied. Je crée des univers qui sont différents de ma peinture, même si on y retrouve le même genre de rythme, le même genre de couleurs.

Mes meilleures matrices ont un format de 1 sur 1, puis j’imprime avec des encres pigmentées. C’est une technique d’impression photo relativement récente grâce à la pérennité des supports et à la finesse des gouttelettes. En imprimant avec cette technique j’obtiens un effet comme une peinture, d’où le nom Like a Painting. Dans ce travail je reste un photographe et je ne veux pas prétendre le contraire, mais c’est extrêmement proche de la peinture.

Je ne pense pas que quelqu’un ait fait cela avant. Il faut être à la fois peintre et photographe et avoir une vision globale sur la peinture et la photo, vision qui me vient en partie du fait que je suis collectionneur d’art comme mon père qui était un grand collectionneur. Mon épouse et moi collectionnons l’art depuis une trentaine d’années et cela a perfectionné notre regard. J’avais en moi toutes les graines, tous les prémisses du mouvement que je viens de lancer.

Yves Ullens : tout était prêt et on s’est mis ensemble après une longue maturation. La décantation était là, et l’envie. Pourquoi ne pas lancer ce mouvement moi-même ? Un ami m’a dit, Yves, tu dois écrire ton manifeste toi-même pour assumer que tu es le père du mouvement. J’ai voulu que Like a Painting préexiste par rapport au mouvement parce que c’est la pierre angulaire sur laquelle je bâtis le mouvement. C’est ici une forme ultime de photo qui ressemble à la peinture sans être de la peinture.

Dans les Like a Painting il y a deux familles qui sont les deux formes d’abstraction. L’une est l’abstraction lyrique, dans laquelle on laisse aller librement le mouvement, l’énergie, le geste, la couleur. Mon choix de support a été intuitif, c’est un très beau papier très proche du papier aquarelle que j’adore, le résultat ressemble à de l’aquarelle. Une autre famille ressort de l’abstraction géométrique, ou abstraction construite. Je dois plus réfléchir à ma démarche. Là je pars de sujets très structurés, mes matrices sont très structurées dès le départ et j’imprime directement sur toile. Ces impressions sur toile sont très précises, mais une impression précise avec un sujet flou restera floue. Sur cette pièce monumentale que je viens de créer on peut voir la précision d’impression.

Un manifeste est souvent en opposition contre un état de fait, pour apporter quelque chose de différent. Y a-t-il quelque chose dans l’art qui ne vous convient pas et contre lequel vous manifestez ?

Yves Ullens : oui, clairement. Ce n’est pas une critique mais une forte impression qu’un petit nombre de galeries importantes présentent un petit nombre d’artistes qui sont comme l’évangile, et les autres peinent à exister. On doit ouvrir le regard, que les musées présentent leurs coups de cœur, que des galeristes osent de présenter de nouveaux artistes en dehors de ceux qui sont confirmés. Si on ne présente que « la crème de la crème » l’univers ne se renouvelle pas. C’est comme les volcans d’Islande qui sont toujours en éruption et qui modifient le paysage au fil du temps. Dans le monde de l’art il doit y avoir des volcans.

Voyez le critère d’âge. Moi j’ai commencé ma carrière artistique à quarante ans. C’est l’âge auquel les concours artistiques se clôturent souvent. Donc en commençant en tant qu’artiste débutant c’était déjà fini pour moi. Je connais un artiste extraordinaire qui a commencé à plus de soixante ans. Pour moi c’est un jeune artiste même s’il a une longue expérience professionnelle dans la communication derrière lui, il est au début de sa carrière d’artiste, il commence juste à exposer. Il faut oser l’exposer.

Le cri de The Borders est pour un monde plus ouvert, où les artistes se parlent davantage entre eux, où les galeristes redeviennent curieux. Même s’ils doivent évidemment faire une sélection, être plus ouverts serait pas mal.

Sur quoi portent vos valeurs esthétiques ?

Yves Ullens : je vais vous faire rire ou sourire, certains vont peut-être grimacer, mais au début du XXème siècle on a refusé l’académisme et les anciens critères de beauté. Certes ces critères changent au fil du temps. L’art ne devait plus nécessairement être beau. Pour certains experts, pour qu’une œuvre soit bonne il faut qu’elle choque, à la limite qu’elle soit laide. Je ne suis pas d’accord avec ça. Un jour lors d’une table ronde dans une émission de radio en direct j’ai demandé le micro parce que j’avais une urgence. J’ai demandé aux autres artistes présents : « est-ce que nous avons peur de la beauté, n’avons-nous pas pour mission de relancer la beauté ? » 

Pour The Borders j’ai fait un choix d’artistes dont je trouve les œuvres esthétiquement belles. À travers la beauté on peut être émerveillés. Je cite cet enfant de huit ans qui était à une de mes expositions et a demandé à son père : « il fait comment le Monsieur avec ses crayons magiques de couleurs ? » C’est le plus beau compliment que j’ai jamais eu, un compliment spontané d’enfant. Si notre mouvement peut émerveiller à nouveau par la beauté ce sera déjà pas mal. C’est bien sûr un critère subjectif, on ne peut pas plaire à tout le monde. 

Les défauts aussi peuvent être beaux. Avec mon tireur, on enlève d’abord les poussières sur le négatif, il y en a toujours, et puis on décide d’une interprétation c’est-à-dire plus ou moins lumineux, plus ou moins de contraste pour la dureté. Un jour mon tireur me dit qu’il a retiré une traînée de couleur qui se trouvait dans le ciel d’une de mes photos. Il me l’annonce comme une surprise. Je lui ai demandé de me montrer le tirage, puis j’ai déchiré la photo devant lui et je la lui ai payée bien sûr. « Ne recommence pas » lui ai-je demandé. Un point de beauté sur le visage d’un modèle fait partie de sa personnalité, il ne doit pas être enlevé. 

Yves Ullens, quelles sont vos influences ?

Yves Ullens : elles viennent de loin. Les couchers de soleil de Turner, les vibrations de couleurs de Monet, force et douceur m’enveloppent. La lumière vive de Vermeer, c’est la tendresse même. Ce sont des génies, comme Léonard de Vinci. Plus récemment je pense à Guido Molinari qui a été un des précurseurs du Bauhaus. Si j’avais une machine à voyager dans le temps, j’aimerais discuter avec lui. Mark Rothko aussi qui est très méditatif, le temps se suspend face à lui. Gerhard Richter m’intéresse, plus le peintre que le photographe. 

Je suis dans mon propre univers, après on me met où on veut bien me mettre. Récemment j’ai vu un architecte et je me suis présenté comme artiste. Il m’a arrêté tout de suite : « qu’est-ce qui vous permet de vous dire artiste ? Cela me paraît bien prétentieux. » J’ai répondu : « certes j’ai fait plus d’une centaine d’expositions, mais c’est surtout le regard des autres qui me reconnaît comme tel, le public et mes pairs. 

Quand j’avais huit ans j’ai failli mourir, j’ai passé trois jours dans le coma et j’ai eu une expérience de mort imminente. Je ne savais pas la nommer. J’ai cherché à recréer ce moment de bien-être absolu, d’énergie, de plénitude avec mes propres outils humains et essayer de l’apporter aux autres. C’est un moment clef de ma vie, fondateur. On m’appelle traqueur de lumière pour cela. Aujourd’hui mon esprit est toujours en éveil et je fais entre 100 et 200 000 photos par an ! J’ai réalisé par exemple une série appelée Traces, ce sont des traces dans l’asphalte des rues qui captent mon regard de par leur couleur, leur structure.

Ma première assistante m’a dit : il faut faire votre positionnement artistique. Je suis un homme de marketing, je vois ce que c’est le positionnement de produit, mais d’un point de vue artistique cela me semblait obscur. Je fais des photos basées sur la lumière et les couleurs mais j’ignore pourquoi je le fais. Cela m’a pris trois ou quatre ans pour déverrouiller tous les verrous que j’avais mis à l’âge de huit ans suite à cette expérience. Quand je me suis réveillé de mon expérience et que j’ai vu la tête de mes parents j’ai décidé de ne pas leur en parler de peur de finir chez les fous. Maintenant, au contraire ce que j’ai vécu à huit ans me donne une force exceptionnelle que j’ai envie de partager avec bienveillance.

Faire bouger les frontières

Yves Ullens : les rencontres sont pour moi très importantes. Mon épouse et moi collectionnons la photographie abstraite, et nous ne trouvions pas grand-chose car nous ne sommes pas nombreux. Peu de galeries nous défendent. Si en peinture on trouve 5% d’œuvres abstraites, en photographie c’est encore moins. Il y a eu deux âges d’or : les années 30 où il y en avait 3 à 5%, et ensuite dans les années 50 où il y en eu encore moins, de l’ordre de 2 ou 3%. Aujourd’hui nous devons tourner autour de 0,5 à 1% de photographes abstraits. Nous sommes vraiment très peu nombreux.

Avec Christine De Naeyer du Musée de la Photographie de Charleroi nous avions un projet appelé Utopia pour exposer 150 années de photos abstraites. La crise de 2008 a empêché le projet d’aboutir mais cela m’a permis de bien étudier le sujet et de lister 77 photographes abstraits. Nous avons aussi répertorié 600 galeries et 600 musées où on en trouve de par le monde, mais ça reste très diffus. J’ai voulu rassembler les forces vives autour de la photographie abstraite et montrer au public que nous pouvons faire des choses importantes. La photo est une forme d’art importante et pas mineure. Nous avons des choses à dire et nous sommes capables d’interroger des formes d’art différentes. Dans ce nouveau mouvement je voudrais faire un peu bouger les frontières entre ces formes d’art. Je veux voir large, voir « généreux », que le monde s’ouvre davantage.

Parmi les galeristes il y a Timothy Persons qui fait un job incroyable, un Finlandais à moitié Américain. C’est un visionnaire qui a créé une galerie virtuelle à Helsinki, puis il l’a rendue réelle à Berlin. Cette école de Helsinki est extraordinaire de créativité. J’y ai rencontré Niko Luoma et il a été le premier à rejoindre ce mouvement. Nous sommes plusieurs personnalités marquées mais c’est à moi d’insuffler un esprit de groupe à ces individualités fortes, mais aussi d’écouter les idées des uns et des autres. 

Puis j’ai contacté par mail le Hollandais Luuk De Haan et Richard Caldicott qui est Anglais et crée des photos abstraites à partir de tupperware. J’y avais joint une lettre qui expliquait mes intentions avec une petite vue sur le manifeste. J’expliquais aussi pourquoi je voulais cette personnalité en particulier dans le mouvement.

J’aimerai qu’une femme nous rejoigne car les femmes ont une sensibilité propre. J’aurais aimé un artiste par pays qui fasse rayonner le mouvement dans son pays, et qu’il organise une fois tous les trois ans une exposition collective de The Borders dans son pays. Mais j’ai aussi pris Sebastiaan Knot et ce n’était pas prévu. Il a fait acte de candidature dans une lettre très charmante, cela m’a donné envie de voir son travail et j’ai été épaté, ce n’était pas bon, c’était extraordinaire. Mais j’avais juste un doute : je voulais le rencontrer, voir son atelier et m’assurer qu’il n’utilise pas Photoshop. Parce qu’en dehors d’effacer les poussières ou vérifier nos clichés pour voir si ce sont des pépites, nous refusons de travailler avec Photoshop. En fait, il travaille avec des flashs sur de tout petits settings où il crée des univers incroyables. Il m’a donné sa recette de fabrication, comme un cuisinier, ce qui est une grande preuve de confiance, aussi je ne dévoilerai rien de sa méthode. 

Luuk De Haan lui n’a pas voulu monter ses outils, peut-être était-il gêné par leur simplicité ? En fait, il utilise de vieux écrans d’ordinateur avec des défauts, et un vieux capteur qui a aussi des défauts. C’est la rencontre des défauts de son ordinateur et de son appareil photo qui crée une œuvre unique. C’est souvent accidentel au départ.

Le mot de la fin pour ce début cher, Yves Ullens ?

Yves Ullens : le mouvement The Borders ça va être une aventure humaine. Sébastien est venu à mon vernissage et nous avons passé deux heures à parler de technique. L’échange ! Avoir deux artistes qui se parlent, qui échangent leurs réussites, leurs inquiétudes, qui décident de se lancer un défi ensemble, c’est magique. Si en plus on peut proposer au public une vision de la beauté de notre monde actuel ce sera encore mieux. C’est quelque chose qui se passe, un phare, une alchimie. Une belle aventure.

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